A Tokyo, sur les pas de Fumiko Hayashi

Après les folies et les déchirements des affaires, je vous emmène nous promener dans un Japon plus intime. Le hasard des rencontres et de la vie m’a conduite jusqu’au « Hayashi Fumiko Memorial Hall » à Tokyo, dans l’arrondissement de « Shinjuku » (1), dans le quartier très authentique d’ « Ochiai » (2), à dix minutes en train de la gare la plus fréquentée du monde et de la fameuse « skyline » (1). Compte tenu des nombreux guides touristiques, et de la longue liste des « choses » à faire et à visiter (3) à Tokyo qui ne mentionnent pas ce lieu ou à peine en quelques lignes, il est assez singulier, je vous l’accorde chers lecteurs, d’y commencer ma première visite de la ville la plus vaste et la plus peuplée à ce jour. En même temps, pour m’ouvrir les portes de Tokyo, je ne pouvais rêver mieux que de mettre mes pas dans ceux de Fumiko Hayashi, « une écrivaine très connue du grand public au Japon depuis les années 1930 » (4).

Après presque une heure trente de train, et quelques minutes de marche depuis la station « Nakai » sur la ligne “Oedo”, nous arrivons enfin dans la résidence au style traditionnel de l’artiste. Je me suis posée et j’ai pris le temps de passer de pièces en pièces dont je joins les photos, le vestibule, la chambre de l’écrivaine, le salon et les vérandas, les pièces du quotidien – la salle-de-bain et la cuisine -, pour finir par le bureau, lumineux et paisible, donnant sur un jardin planté d’arbres, un bureau dont rêveraient certainement beaucoup d’autres écrivains. Comme à Sankei-en (5), le lieu respire la sérénité et l’harmonie, bien que beaucoup plus ramassé car la ville tentaculaire reste très dense et présente, juste derrière le rideau de végétation. J’ai également parcouru le petit jardin, les fontaines, les compositions de fleurs et de fruits automnales, suivi les pas japonais en pierre, les sentiers en pente, à gauche pour les hommes, à droite pour les femmes, moins abrupts, ils se rejoindront plus haut.

En flânant ensuite dans le quartier – je n’ai pu prendre que deux photos car la mémoire de mon téléphone était pleine, je me maudis en même temps que le métier rentre -, puis en faisant le long chemin du retour vers Yokohama, en me trompant de train, en cherchant fastidieusement les gares et ma route – les prochaines fois, je ferai tout pour éviter « Shinjuku » ou alors, j’investis et je consacre une journée à apprendre par cœur toutes les gares et toutes les lignes de la station -, était-ce la faim, était-ce le mal des transports, je conclus peu à peu que Fumiko ne m’avait pas laissée entrer dans sa maison, j’étais restée sur le seuil tout le long de la visite, sans doute parce que j’étais une étrangère, sans doute parce que mon humour léger et facile à ses yeux, choquait son enfance misérable et extrêmement défavorisée, ou alors elle m’avait laissée longuement patienter dans le vestibule sans me donner finalement l’occasion de la rencontrer, car trop occupée par de trop nombreuses visites nuisibles à son travail, ou elle était absente, partie du lieu, définitivement, comme si elle ne l’avait jamais habité. D’une manière ou d’une autre, je suis rentrée à Yokohama subtilement éconduite par Fumiko.

Mais j’ai préféré ne pas accepter le hasard qui m’avait mené à cette première visite confidentielle à Tokyo. Et j’ai décidé, comme dans un jeu très excitant, de chercher et tenter de comprendre les signes, les correspondances muettes et les liens invisibles qui nous font prendre des chemins secrets et inconnus de nous-mêmes. Il était impossible que cette écrivaine qui avait fait un voyage de plusieurs mois à Paris en 1931, seule, avait dû affronter les barrières de la langue, des difficultés pécuniaires mortifères – elle eut parfois à peine de quoi manger pendant son séjour et était partie en Europe sans avoir pu s’assurer les frais de son voyage de retour au Japon -, les prisons imposées de sa condition féminine, puisqu’à cette date et jusqu’à la moitié du XXème siècle, seuls les hommes privilégiés se rendaient dans les pays étrangers, les femmes restant cloîtrées au sein du foyer, il était donc impossible que Fumiko ne m’accueille pas davantage dans son univers. Si c’était moi qui n’avais tout simplement pas osé entrer chez Fumiko ? De quelles découvertes et de quels chemins avais-je peur ? C’est ainsi que dès le soir, je suis partie sonder le mystère. Et plus que sur le chemin de Tokyo, j’ai suivi le voyage de Fumiko jusqu’à Paris.

Comme elle, j’ai pris le Transsibérien pour cinq cents Yens de l’époque, la voie maritime par l’Océan Indien m’étant inaccessible financièrement. J’ai péniblement changé douze fois de train, en Chine, en Russie et en Allemagne. J’ai voyagé pendant quinze jours en troisième classe, me liant d’amitié avec des femmes Russes. Partie le 4 novembre 1931, j’ai affronté le froid, et la peur plus encore, car un mois et demi avant mon départ, le Japon expansionniste avait envahi la Mandchourie Chinoise, devenue de fait un protectorat Japonais, un contexte de tension politique extrême, voire de guerre qui ne disait pas encore assez son nom.

Comme Fumiko, je suis arrivée à Paris le matin du 23 décembreà 6 h 30 à la gare du Nord. Et comme Fumiko, j’ai revêtu un kimono pour la circonstance. Alors que ce voyage m’avait appelé impérieusement au point de repousser les recommandations prudentes de mes proches m’enjoignant de renoncer à mon projet, j’ai connu à Paris l’isolement, la faim angoissante et le manque d’argent qui mène au désespoir. J’ai donc marché, arpenté les rues sans relâche, car c’est à l’extérieur que je me sentais vivre, chaussée de mes “geta” (socques) et habillée comme à Tokyo. J’ai refait inlassablement ce pour quoi mon corps avait été modelé et mon âme façonnée, depuis ma naissance que je parcours les routes du Japon avec mes parents marchands ambulants. Marcher et voyager : le voyage jusqu’à Paris ne m’avait pas suffi, je voyageais encore et encore sur le pavé de la capitale Française. Pauvre et libre : je n’ai cessé d’observer les humbles et les sans argents, les femmes surtout, à la fois fortes et vulnérables, celles et ceux que leur condition met à l’écart, ceux que je côtoyais quotidiennement, l’image de moi-même. J’ai écrit : « J’ai marché partout au hasard dans les rues. En marchant, j’ai vu le malheur des hommes qui errent sans but (6). » Puis au moment où j’ai cru que les circonstances arrêteraient définitivement mon vagabondage : « Je crains sérieusement que je ne puisse pas retourner au Japon. Je n’ai mangé que des épinards et du poisson pour le dîner. Je ne peux plus garder mon calme […] Je me résigne à la mort (6). », j’ai reçu quelques subsides pour un manuscrit et j’ai finalement pu rentrer au Japon.

De retour dans son pays, Fumiko continuera à y voyager, puis deviendra correspondante de guerre dans plusieurs pays en Asie, dessinant peu à peu d’elle « le portrait d’une pionnière parmi les femmes voyageuses (4). »

Les circonstances l’obligeant à quitter le logement qu’elle louait, elle a fini par acheter ce terrain puis y faire construire en 1941, cette maison qu’elle a confiée à un architecte, Mr Bunzo Yamaguchi, travaillant patiemment sur les plans régulièrement redessinés, car Fumiko souhaitait que l’air puisse y circuler dans toutes les directions. Elle écrit avoir lu environ deux-cents livres sur les constructions de maisons, désirant sélectionner les meilleurs artisans pour la charpente et la toiture, préférant aussi investir dans un salon, une salle de bain, des toilettes et une cuisine plutôt qu’une luxueuse pièce de réception comme il était d’usage au Japon. Il faut sans doute avoir cruellement manqué de confort et d’un toit solide, et dormi et vécu à l’air libre pour désirer réunir tous ces critères avec une telle méticuleuse attention et un tel perfectionnisme.
L’écrivaine est décédée prématurément d’un arrêt cardiaque, à l’âge de quarante-sept ans (en 1951), certainement dans sa maison. Il est dit que l’excès de travail en serait la cause.

En allant à Paris avec Fumiko, j’ai moi aussi beaucoup voyagé, j’ai revu (survolé surtout) un peu d’histoire avec les guerres impliquant le Japon, de géographie avec le Transsibérien, de littérature Japonaise pour essayer de situer Fumiko parmi ses pairs, Américaine avec la “génération perdue” de l’entre-deux guerre (7), et de la littérature Française pour me rappeler les auteurs à Paris dans les années 1920 et 1930, un peu de peinture avec « l’école de Paris », « les années folles », j’ai fait la liste des œuvres de Fumiko traduites en Français. J’ai fini par me rappeler qu’il y a plus de dix ans, j’ai oublié un livre dans un café à l’aéroport Charles de Gaulle, livre que je n’ai pas voulu racheter car il n’existait pas en format poche. Je ne me rappelais ni le nom de l’auteur, ni le titre. Très déçue, je suis restée toutes ces années au milieu de ma lecture. Ce livre, je le sais aujourd’hui, c’était Nuages flottants de Fumiko Hayashi.

Enfin, avec Fumiko, je suis revenue au Japon, pour apprendre que le premier livre Français traduit en Japonais, était Le Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne (en 1878). Je n’ai pu m’empêcher de sourire intérieurement à cette référence de Jules Verne sous l’égide duquel est placé ce blog et à ce roman d’aventure qu’avait peut-être lu Fumiko. La boucle se bouclait peut-être à cet endroit.

Fumiko m’interrogeait et m’ouvrait beaucoup de chemins possibles. J’ai décidé d’en retenir un principal, pour laisser le temps aux autres de mûrir et de germer. Je crois que Fumiko me recommande de découvrir Tokyo à pied, inlassablement, comme elle l’avait fait à Paris, et d’éviter ce que je m’apprêtais à faire, des sauts de puces d’un endroit remarquable à un autre. Puisque j’ai plus de temps que les touristes de passage, elle m’invite à construire ma propre géographie de la ville, à l’arpenter et à l’observer. Malgré le gigantisme de Tokyo, c’est ainsi que mon chemin doit être. Et ce n’est pas dans sa maison que je la trouverai, je le sais maintenant. Car j’avais vu juste, elle n’y est plus et depuis très longtemps. Son âme voyageuse est partie avec le premier coup de vent et elle m’accompagnera parfois, dans les rues et les boulevards de Tokyo, de quartier en quartier. Fumiko est la première compagne de route que Benzai-ten m’a envoyée.

Après ce long article, très chers lecteurs, et en espérant que ce week-end vous le permettra, je ne peux que vous souhaiter de très beaux chemins à découvrir, et le meilleur, en excellente compagnie.

Notes :

  1. Voir Kanpai!
  2. Voir le trajet « Google maps »
  3. Voir le blog Un Gaijin au Japon, et en particulier la page Que faire et que visiter à Tokyo : guide et conseils
  4. Voir l’article Paris entre l’admiration et la pauvreté : des traces d’une écrivaine japonaise des années 1930, de Hiromi Takahashi.
    J’ai trouvé peu de choses en F
    rançais sur Internet au sujet de Fumiko Hayashi et je ne connais pas son oeuvre (ou que très partiellement). Cette référence est la source principale dont je me suis inspiré pour écrire cet article.
  5. Voir l’article Sankei-en
  6. Traduction : Hiromi Takahashi dans Paris entre l’admiration et la pauvreté : des traces d’une écrivaine japonaise des années 1930
  7. Je pense au film Minuit à Paris de Woody Allen, qui tente de brosser le tableau de cette époque.

4 commentaires sur “A Tokyo, sur les pas de Fumiko Hayashi

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  1. Tu rends un très bel hommage à Fumiko Hayashi. Vu comment tu es calée sur le sujet, ce n’est pas le hasard qui t’a conduit là-bas. En tout cas, je ne pense pas avoir déjà lu un écrivain japonais, je l’ajoute à ma liste de lecture. Et dans l’attente que tu t’essaies au kimono !

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