Allô docteur !

Me revoilà, chers lecteurs ! Cela faisait longtemps que je n’avais pris ma plume pour vous écrire : une amie de passage à Tokyo, vendredi et samedi dernier, le quartier « Nippori » – il me faut absolument y retourner pour vous le raconter – jusqu’au parc « Ueno » de nuit, la gare centrale et les jardins du palais impérial. Un jour férié lundi, « Seijin no hi », littéralement, « le jour de l’accès à la majorité » – vingt ans au Japon. Je ne suis pas assez sortie pour observer les jeunes filles en « Furisode » – clin d’œil irrépressible à Proust, « A l’ombre des jeunes filles en « manches qui pendent »* pour la traduction, encore littérale -, le costume traditionnel japonais (kimono) le plus noble. J’ai préféré dormir jusqu’à midi. De temps en temps, je vérifie l’état de mes années en faisant de longues grasses matinées juvéniles, critère personnel d’excellente santé, de prometteuse maturation ou de vivace procrastination. Ou alors, j’avais déjà fait le plein d’habits traditionnels au cours de l’exposition « J-Culture fest » qui se tenait au « Tokyo International forum »** dont je vous envoie quelques images chatoyantes et marines. Et enfin, une nouvelle à écrire, qui ressemble au franchissement de l’Himalaya.

Mais, il y a toujours un « mais » dans une histoire. Notre fille cadette a rompu à ses dépens ce tableau somme toute idyllique. Quelques boutons et démangeaisons, faibles d’abord, et de plus en plus vastes et frénétiques, m’ont obligé à revoir ma stratégie d’enfouissement de la réalité dans le sable et à pousser la porte de la « Bluff clinic ».
Il était huit heures cinquante-cinq, le cabinet médical ouvre à neuf heures. Je suis entrée étonnée et décidée à être reçue coûte que coûte, même sans rendez-vous. Je n’aurais pas été plus déterminée si une rude bataille m’avait attendue contre tout le quartier « Yamate », résolu à en découdre ce jour-là. J’avais beau avoir attendu dix jours, je ne me laisserai pas faire. De l’attente à prévoir. Oui, oui. Un formulaire à remplir. D’accord. Ici la salle d’attente. Très bien. J’ai ma liseuse, j’ai mon livre, je commence le siège. A peine vingt-cinq minutes. Un généraliste silencieux, quelques rares questions, un examen rapide, un médecin hésitant, détaché, presque aérien. Un médecin anachronique avec son pull-over dont je me demande s’il pourrait entrer dans la catégorie des pulls « moches » de Noël. Un diagnostic qui semble sorti d’une inspiration céleste. Allergie. Les causes ? Il n’est pas nécessaire de les rechercher. Le traitement me sera apporté dans la salle d’attente et expliqué plus en détails par une assistante. Au suivant. 

A défaut d’être complètement rassurée, j’ai enfin résolu un mystère et compris pourquoi depuis mon arrivée, je ne vois aucune pharmacie. Dans cette ville de trois millions sept d’habitants, non loin de deux fois la population de Paris, je n’ai recensé que deux officines au cours de mes pérégrinations. Finies les grandes croix vertes feutrées qui rappellent à tous les passants qu’ils sont des patients en puissance et que la maladie rode, embusquée, prête à surgir tôt ou tard, impossible d’y échapper. Ici, la normalité, c’est la bonne santé. Ici, la normalité, c’est le shopping. Les médicaments en vente libre se trouvent dans les « drugstore » criards des gares ou des « malls », à côté des produits domestiques, de soins esthétiques, d’hygiène, pédiatriques, et même alimentaires.

Premiers soins dès dix heures. Retour à l’école. La vie peut reprendre tranquillement sont cours. Je m’installe à « Tully’s », mon nouveau quartier général, j’écris, je peux respirer enfin et je savoure. L’énigme de cette histoire est derrière nous. Quinze heures, retour de l’école. Etat stagnant. Je m’absente deux heures. Dix-huit heures trente, les quelques plaques diaphanes sur le front ont envahi le visage. Panique. Je me transforme en lionne. Vérification des références de la « Bluff clinic » auprès des copines et en attendant, rappel en urgence de mes lectures médicales : Le charme discret de l’intestin : tout sur un organe mal aimé de Giulia Enders. Notre fille est intoxiquée, c’est évident. Action. Dix-neuf heures, je prépare une razzia au magasin « Bio c’ Bon » nouvellement ouvert dans la très sélect rue « Motomachi ». Je reprends les bases : pomme-de-terre, pâtes des Dolomites, riz complet, gâteaux secs de l’Aveyron, compotes de Loire-Atlantique. Si notre fille cadette en question ne m’avait tirée de ma frénésie : « Maman, arrête, c’est trop cher ! », tout y passait, shampoing, lessive, crèmes. J’ai enfoui à nouveau la tête dans le sable pour ne plus penser ni aux dépenses ni à l’empreinte carbone de mes achats. 

Vingt heures trente. Les boutons, les plaques, le rouge puissant et les boursouflures atteignent maintenant le cou. Les démangeaisons viennent de l’enfer. Je repense au « Keikyu hospital » à « Minato Mirai ». Avec son panneau de bienvenue dans toutes les langues, il allait bien nous tendre les bras. Notre fille aînée pleure. Les copines me rassurent. Je fais la liste intérieure des pires maladies dont les boutons sont les précurseurs. J’observe notre fille condamnée, les larmes aux yeux, et je vois évoluer le rouge, s’étendre, grossir, puis s’estomper, pour s’affirmer sur des membres inédits. Le buste et les cuisses sont atteints, formes éructantes, mouvantes, galopantes et imprédictibles d’heure en heure. Le visage et le corps de notre fille sont prisonniers de cette banquise vivante. « Arrête de me regarder ! » m’exhorte-t’elle, moi je scrute ses avancées. Trop inquiets, l’un de nous dort avec elle.

Huit heures cinquante-cinq dès le lendemain. Je franchis le seuil du cabinet médical, sans rendez-vous, j’attends. Je me répète les formules diplomates qui n’éveilleront pas d’insupportables remises en cause. A la tête du médecin, je comprends qu’il croyait sincèrement au ciel. Le cas est sévère et peu fréquent. Il doute maintenant. Il m’envoie dans un cabinet dermatologique anglophone et en consultation libre. C’est dans le quartier « Honmoku ». A situation d’urgence, grands moyens, ce sera le taxi. Je pousse une nouvelle porte et j’entre dans le salon de mes vieux grands-parents : un meuble antique, un énorme bouquet de fleurs séchées, une pendule à balancier qui marque tous les quarts d’heure, un bibelot massif en bois peint, des fauteuils et des sofas usés, installés comme un labyrinthe. Dans une grosse boîte ouverte sur le salon, deux assistantes en rose nous accueillent. Je tends la lettre de recommandation et nous installons sur un divan. Quinze minutes à peine. J’ai l’impression de vivre un petit miracle : moins d’une heure entre le généraliste et le dermatologue.

Dans ce cabinet, ce ne sera pas la même mayonnaise : « Des traitements au mois de décembre ? » Pas de préambule, c’est impérieux et c’est précis sur le calendrier. « Non. » « Pas de médicaments du tout les dernières semaines, vous en êtes sûre ? » « Oui. » « Qu’a-t’elle mangé le quatorze janvier ? » Je réfléchis. « Qu’a-t’elle mangé le quatorze janvier ou les jours alentour ? » Il pointe à nouveau le calendrier avec son stylo, fait des ronds. Il s’agace, perdrait presque patience, « m’engueulerait ». Je réfléchis toujours : le quatorze janvier, c’était lundi, jeudi dernier j’ai publié « Que me restera-t’il ? », Man Ray et Noire et Blanche, c’était 1926. « Je ne me rappelle plus ce qu’elle a mangé. » « Shrimps, shrimps*** ? » « Non ! non ! non ! Pas de shrimps ! » Le petit bonhomme de quatre-vingts ans au moins, à l’élégance classique, la présence affirmée et l’esprit plus vif encore, change de méthode, sort son livre de médecine en anglais, jauni et usé, m’explique ce qu’il cherche – je comprends mieux soudain -, confirme le diagnostic et augmente les fréquences du traitement donc les doses. Au revoir. Au suivant.

Il écrira une lettre de réponse au médecin que je devrai lui remettre aussitôt. Je patiente encore dans le salon, je guette la précieuse missive. Avec surprise, le dermatologue me rappelle et me reçoit une deuxième fois. Il a eu son confrère au téléphone, s’est adouci (sans que j’en suspecte la raison) et m’explique à nouveau. Je lis la compassion. Retour avec le courrier. Taxi. Le généraliste me rencontre immédiatement. Je peux revenir dès que j’en éprouve le besoin, dès le lendemain si l’état s’aggravait encore, dès vendredi ou samedi si l’état stagnait. Je vois ces deux médecins concernés, ils s’épaulent et s’organisent à nos côtés. Je sens surtout aux expressions, aux regards et aux gestes que notre fille et moi-même sommes pleinement devenues leurs patientes. Et je ne peux m’empêcher de les aimer, comme chacun de nous aime son bon sauveur.

Notre fille dort enfin tranquillement, ma nouvelle attend et moi, je sais qu’elle va bientôt guérir. Il faut laisser la banquise faire son oeuvre. Notre fille est captive des glaces mais l’hiver se terminera bien un jour. J’attends, je ronge mon frein, alors je vous écris. C’est ainsi ici.

 

Illustration : Em. EMillustrationsFR

A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Marcel Proust
** TIF : Tokyo International Forum
*** Shrimps = crevettes

10 commentaires sur “Allô docteur !

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  1. Quoi une nouvelle ?!!!
    Cette cadette a de quoi se faire des plaques de la tête aux pieds…!!!
    Déjà dans son premier dessin, nous avions bien vu que cette petite n’était pas tout à fait assurée que sa mère soit à côté d’elle, pour de vrai, même accrochée à l’ordinateur et à sa chaise!
    Alors oui le départ pour l’Himalaya ou toute autre ascension littéraire l’a faite réagir… Et il fallait au moins cet excellent symptôme pour tenter de la freiner, cette noble mère !
    Félicitations à l’enfant !

    Et puis bravo à l’illustratrice pour sa venue et notamment pour les cheveux.

    Néanmoins j’ajouterai une requête. Les yeux sont aussi décoiffés que les cheveux et sont, me semble-t-il, un signe tout aussi distinctif de Mme Kawaii. Quand bien même elle tenterait de se camoufler sous les habits qui me semblent aussi lourds qu’un amoncellement de couettes (incroyable au passage !!!) camaïeu. Fardée, ses yeux nous la rendraient reconnaissables !

    A très bientôt

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    1. Voici une vision aussi inattendue que… juste, si juste… une bonne prise de recul salvatrice… une petite enquête enfantine… et les peurs se dévoilent en toute simplicité et sans complexe 😉
      Ces mots font du bien, ils font chaud au cœur. Ils permettent de reprendre l’ascension, d’un pas certes mal assuré et un peu douteux mais… plus conscient. L’Himalaya reste l’Himalaya, mais, allez, c’est reparti !
      MERCI 🙂

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    1. Hello Nelly, merci beaucoup pour ton attention… une nouvelle « crise » depuis dimanche… certainement suite au dîner de la veille… le bon côté, si je puis m’exprimer ainsi, c’est que nous commençons à débusquer le suspect… et que je découvre la liste des potentiels allergisants japonais : les algues, les pâtes « soba » (au sarrasin), dans notre cas, peut-être la panure frite… l’enquête est en cours 😉
      Merci encore et à très bientôt !
      Bises.

      Aimé par 1 personne

    1. Merci Stéphanie pour ta compassion et ton soutien !!! Quelques rebondissements encore mais je reste confiante. Allez, j’assume, la gastronomie française nous manque, même si nous ne sommes pas à plaindre au Japon !
      Grosses bises

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  2. Ta fille va-t-elle mieux? Tu as donné une leçon à ces médecins bien installés sans doute dans leur routine et qui ont perçu ton stress et ont finalement adapté leur comportement. C’est forcément les bases d’une bonne relation durable. Sûre que la prochaine fois, tu seras reçue différemment mais je te souhaite cette prochaine fois le plus tard possible of course! Bises

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    1. Merci Cath pour ta vision des choses. Très instructive ! Je vais maintenant voir le généraliste tous les 3 ou 4 jours 😉 Nous allons devenir vraiment copains. Nous nous apprenons… j’aurais peut-être dû appliquer un peu de Process Com. Hi hi hi…
      A bientôt 🙂

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