Quand j’ai reçu la nouvelle, chères lectrices et chers lecteurs, je n’en croyais pas mes yeux, mes lectures, le cours du monde. J’en suis restée bouche bée. Pour une fois, je n’avais plus rien à dire. En apprentie japonisante humble et consciencieuse, j’ai ressorti mon « Hobonichi », nous étions le 2 mars, loin d’un 1er avril. Les journaux se relayaient, Le Monde, Courrier international, France Culture, les radios en boucle, pas de « fake news ». Tout au long de ce week-end réservé au « hina matsuri », j’ai hésité. J’ose ou je n’ose pas. J’ose ou je n’ose pas, partager l’information avec mes chers lecteurs.
Aujourd’hui le 8 mars, au risque de vous replonger douloureusement dans un long article dont vous vous êtes tous demandés où il allait vous mener (1), j’ose. J’ose pour toutes les petites françaises qui deviendront grandes, pour les femmes que nous sommes, la plupart en activité (2), et pour toutes celles qui n’ont eu d’autres choix que de fermer les yeux ou se résigner, sous peine de passer leur vie à étouffer vainement.
Oyez, oyez, braves gens ! « Les Immortels capitulent sous la pression du réel » ironise le Courrier le 1er mars (3). « L’Académie française se résout à la féminisation des noms de métiers » titre Le Monde en date du 28 février (4). Roulements de tambour, foules en délire, chapeaux bas et joyeuses ola, s’il-vous-plaît !
Quelques rabat-joie s’étonneront de tant de liesse populaire pour des féminins qu’elles portent depuis fort longtemps, elles : déjà en 1994, les agricultrices de Benoîte Groult (5), rejointes bientôt par les pâtissières, les couturières, les ouvrières, les infirmières, toutes celles qui travaillent avec leurs mains pour nos besoins les plus essentiels, nous nourrir, nous habiller et nous protéger, nous soigner et nous dorloter. La langue est le miroir de nos sociétés. Elle dit très sûrement les idéologies et les peurs et tait avec force ce qui ne doit pas exister. Il suffit de l’écouter. Elle raconte le pouvoir qui forme et déforme et se partage si malaisément.
Mais tout cela est fini, la paix est revenue. Rangeons les armes et restons magnanimes. Même pour les professions dites « prestigieuses », les Immortels ne s’étranglent plus. Les mots ont cessé leurs malicieux tours, ils ne jouent ni ne coincent plus. La commission d’étude (6) indique qu’ « il n’existe aucun obstacle de principe à la féminisation des noms de métiers et de professions » et nous sommes soulagés une fois de plus de constater l’utilité de cette si noble institution. Ils ne jouent, ni ne coincent plus. Ils ne jouent, ni ne coincent plus…
Malheureusement, passés les bouillonnements de joie à cette symbolique nouvelle, j’ai le regret de vous informer que nous sommes en France. Celle-ci engendre toujours quelques irréductibles Gaulois et les Immortels aussi connaissent leur Armorique où l’on se bat avec des poissons et se délecte de truculentes farces. Pauvres d’eux, ils ont de quoi se faire quelques cheveux blancs supplémentaires si c’était encore possible. Il reste « un cas épineux », une pierre d’achoppement, solide comme le granit, un poil-à-gratter retors auquel nous a si soigneusement habitué la langue française et nos heures à bûcher et pleurer notre orthographe. Deux mots, oui deux mots, posent toujours un grave problème aux Académiciens. Je vous confie la règle générale : « les noms masculins terminés par une consonne se féminisent aisément en ajoutant un « e » final ». « Docteur », « docteure », « boulanger », « boulangère », « avocat », « avocate », « électricien », « électricienne », etc. La règle a besoin de son exception. Vous me voyez venir, je l’espère : « écrivain » et son pendant « écrivaine », « auteur » et son pendant « auteure » sont « dissonants », « laids », « horribles » selon nos académiciens ou ne parviendraient tout simplement pas à « s’imposer ». Quel malheur !
En irréductible lectrice, j’ai lu avec frénésie, souligné, entouré et bariolé de couleurs le rapport, cherché les règles et les contre-règles. Je vous écris désormais avec des maux de tête proches de l’inhumanité. Le cas du mot « auteur » est traité avec les noms en « -teur » : « autrice » selon la règle, comme « rédactrice ». Mais le mot « docteur », traité avec les mots en « -eur » celui-là, accepte ce coquet « e » final venu du Québec (7). A lui, personne n’ose le mot « doctrice ». Allez savoir pourquoi ? Sans doute parce que l’Académie ne compte qu’un seul philologue (Michel Zink) et que nos linguistes, nos lexicographes, nos grammairiennes et grammairiens, absents, se trouvent trop mal structurés pour prétendre défendre notre langue avec toute l’ardeur et la bonne foi qu’elle mérite.
« Auteur » n’est pas « casé » où il le faudrait pour lui et ne peut prétendre à ce « e » selon « le monde universitaire » (bourré et saturé de femmes comme chacun le sait (8), pendant que l’Académie en souligne l’usage « plus souvent aujourd’hui » et ne cesse de marteler tout au long de son rapport qu’ « il convient de laisser aux pratiques le soin de trancher ». En revanche, le chef de l’Etat verra sa fonction se féminiser « présidente » quand les autres corps de l’Etat ne le pourront pas selon la règle qu’ « on n’est pas sa fonction : on l’occupe ». Mesdames, vous pourrez devenir présidente de la République mais vous resterez « préfet de la région Normandie » ou « Madame le secrétaire perpétuel » de l’Académie française (9). Exclusivement pour le chef de l’Etat, « l’unité de la personne et de la fonction est totale » selon l’Académie et n’engage que l’Académie.
Ainsi soit-il. Malgré quelques heureux rebondissements, l’inexistence restera donc mon empire. Je me trouve toujours enfermée dans des toilettes japonaises à me battre et faire le pitre avec un jet d’eau balayeur récalcitrant et il n’est toujours pas à exclure que je doive m’exiler un jour dans le froid polaire canadien pour devenir « écrivaine », ce qui serait une excellente nouvelle d’une certaine manière. Pour finir avec « auteur », et « écrivain », à la recherche existentielle de mon identité, le rapport de la commission suggère que « le caractère tout à fait spécifique de la notion, qui enveloppe une grande part d’abstraction, peut justifier le maintien de la forme masculine, comme c’est le cas pour « poète », voire pour « médecin. »
Avec la démonstration de raisonnements aussi brillants et d’une logique aussi implacable, je m’incline bien bas et je laisse de bonne grâce l’apanage de l’abstraction aux hommes. Quant à la « part d’abstraction » en médecine, nous savons tous que les médecins posent leur diagnostic en palpant des fantômes patraques et mal fichus plutôt que des humains faits de chairs, d’os et de molécules. Maintenant experte des poubelles et entraînée à l’ultra propreté japonaise, je sais combien il est ennuyeux de sortir son balai pour chasser les feuilles mortes sur le pas de sa porte. Les Immortels ont cette manie étrange de balayer mieux devant la porte de leurs voisins. C’est ainsi, ils perdent un peu la tête. Leurs semblables féminins pourraient sans doute les aider un peu à ramener le plumeau à l’Académie, et exprimer dans leur grande sagesse ce qu’elles souhaiteraient pour elles-mêmes. Seulement, elles sont sacrifiées pour la bonne cause sur le bûcher martyr de l’exception. Il est assidûment impossible de les appeler à la rescousse.
Mais allez ! Consolons-nous gaiement ! Debout, toutes, professeure, bouchère, ouvrière, lieutenante-colonelle et générale, ménagère et maçonne, marketeuse et communicante, aventurière, voyageuse, découvreuse, chercheuse, chocolatière, technicienne et ingénieure, fleuriste, créatrice, illustratrice, première ministre et présidente ! Volez ! Vos trottoirs sont propres désormais. Quant à vous les mathématiciennes, chantres du plus abstrait et du plus conceptuel des langages, soyez fort aises que les Immortels ne soupçonnent pas cette poésie-là ! Enfin nous, « écrivaine », « auteure » ou « autrice », peu importe, ne cherchons pas de nouveaux carcans, chérissons notre liberté, cela fait bien longtemps que nous ne demandons plus l’autorisation pour écrire et raconter le monde !
Illustration : Em. EMillustrationsFR
(1) Voir l’article Une bien risible folie
(2) Trois quarts des hommes et deux tiers des femmes entre 15 et 64 ans sont en activité en France. Sources : Insee, 1er mars 2016.
(3) Féminisation des métiers : « Les Immortels capitulent sous la pression du réel »
(4) L’Académie française se résout à la féminisation des noms de métiers
(5) Benoîte Groult sur l’importance de la féminisation des titres
(6) Rapport de l’Académie Française. La féminisation des noms de métiers et de fonctions.
(7) Le La ministre est enceinte, Bernard Cerquiglini. La Grande Librairie.
(8) Les femmes sont moins d’un quart pour le niveau Professeur-e des universités / Directeur-trice de recherche. Voir sources.
(9) Hélène Carrère d’Encausse depuis le 21 octobre 1999.
Superbe article ! Bravo !
Ce qui est certain, c’est que tu es mon écrivaine préférée 🙂
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Merci mille fois Nelly 🙂
Ton soutien et ta confiance me portent depuis le début, et il sont toujours aussi présents après 5 mois ! Date anniversaire de notre arrivée au Japon.
Merci beaucoup pour ta fidélité et tes lectures attentives.
A très bientôt et grosses bises.
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Bonne fête les Girls ! Bel article pour la Journée de la Femme (même si je n’aime pas ce genre de manifestation). Doctoresse n’est pas passé dans la pratique car ça fait trop « fesse »… Et oui ce type de commentaire s’entend encore. AuteurE est entré dans ma pratique et tu es l’auteure que nous suivons chaque semaine.
Bravo à l’illustratrice. Simone Veil est mon héroine. Face au FN « Vous ne me faites pas peur. J’ai survécu à pire que vous. Vous n’êtes que des SS au petit pied ». Lisez son autobiographie.
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Merci Cath pour ta lecture et ce commentaire si juste !
Pour continuer dans la même veine, le féminin de « recteur », aurait donné « rectal » selon un éminent Académicien (« rectrice » selon la règle, comme « auteur ») et montre une mauvaise foi ignoble – s’il était nécessaire d’en rajouter après les fesses de « doctoresse » – pour contrer la féminisation des noms de métiers et de professions.
Je me suis demandée si écrire cet article avait une quelconque valeur à côté des violences graves voire mortelles, des injustices et inégalités dont souffrent toujours les femmes à travers le monde. Cette débauche d’arguments scatologiques m’a convaincue que chaque petite pierre, si modeste et humble soit-elle, chaque petite pierre à la mesure de ce que chacune se sent capable, chaque grain de sable si infime soit-il, est sans doute utile et contribue à nous éclairer, éduquer, faire évoluer les mentalités et les idéologies et modifier les comportements.
J’ai fini cet article avec la furieuse envie de lire l’autobiographie de Simone Veil, une grande dame. Merci pour cette recommandation de lecture 🙂
Porte-toi bien, surtout, et meilleures pensées affectueuses !
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Voici que je repointe le doigt sur le clavier pour y inscrire un commentaire.
Je ne suis pas fan des manifestations… Néanmoins cette journée n’est pas celle de la femme… Qui pourrait devenir une journée commercialement intéressante.
La journée des DROITS de la femme. Et à ceci je suis attachée. Comme je suis attachée aux droits de l’homme et de ceux de l’enfant.
Alors merci Marie-Pierre pour cet article engagé qui ne lâche rien au simulacre auquel on voudrait nous faire croire.
Simulacre sur lequel ce serait l’Académie française qui serait le service législatif et exécutif de la langue française…!!!
C’est notre usage des mots, notre construction du langage qui constitue l’évolution de la langue. Rappelons-nous qu’à la source l’Académie française a été créée pour rassembler une élite. De quoi je ne sais pas bien mais une élite… Au moins de la conservation des bons usages.
Si le changement passait par l’élite ça se saurait !!!
De nombreux/ ses, écrivains/ es, peintres, artistes en tous genres ont été reconnu /es après leur mort.
A nous de cesser de l’idéaliser cette Académie en bon père, en modèle, en quête de reconnaissance… alors qu’ elle se comporte bien souvent en Tartuffe. Molière s’en moquerait bien, j’en suis certaine.
A nous de cesser de nous comporter comme des enfants qui attendons son aval.
Notre chère écrivaine Marie-Pierre, dont le dynamisme nous stimule, continuez à être NOTRE auteure préférée.
Et nous vous reconnaissons dans tout ce travail extraordinaire que vous fournissez. C’est du boulot et bravo pour votre hargne !
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Comme il est étrange d’écrire un article, d’y travailler des jours, et de tourner autour du mot… « Tartuffe » !
Parce qu’il était comédien (considéré comme immoral par l’église du XVIIe s. et portant le sceau de l’excommunication…), Molière n’a pas été élu à l’Académie française. L’usage, le fameux, lui a rendu hommage bien autrement : nous parlons de « la langue de Molière », pendant de « la langue de Shakespeare ».
Je joints un extrait du discours de Jean d’Ormesson à Simone Veil, lors de son entrée à l’Académie française. Quelques mots plus lucides :
« Vous succédez à Racine, c’est une affaire entendue. Vous succédez aussi à Méziriac, à Valincour, à La Faye, à l’abbé de Voisenon, à Dureau de La Malle, à Picard, à Arnault, tous titulaires passagers de votre treizième fauteuil et qui n’ont pas laissé un nom éclatant dans l’histoire de la pensée et des lettres françaises. Ils constituent ce que Jules Renard, dans son irrésistible Journal, appelle “le commun des immortels”. »
Et de poursuivre en citant Paul Valéry : « “L’Académie est composée des plus habiles des hommes sans talent et des plus naïfs des hommes de talent.” […]
Ce n’est ni pour votre naïveté ni pour votre habileté que nous vous avons élue. C’est pour bien d’autres raisons. Ne croyez pas trop vite que vous êtes tombée dans un piège. […] De toutes les figures de notre époque, vous êtes l’une de celles que préfèrent les Français. Les seuls sentiments que vous pouvez inspirer et à eux et à nous sont l’admiration et l’affection. »
Quant à moi, je continue mon chemin et je garde précieusement tous les mots de soutien et de confiance. Ils sont parfois la seule bouée de l’artiste, quelle que soit l’issue de son travail.
A bientôt, avec joie 🙂
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Bravo Marie-Pierre, cet article est superbement écrit.
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Merci Delphine. Ton compliment me va droit au cœur et me touche beaucoup. Il m’aide à poursuivre mon travail malgré les doutes et les petites voix contraires.
Grosses bises
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Article à retenir
En tous les cas, il fait couler de l’encre chez les lectrices.
J’adore ce genre de débat.
Bravo Marie Pierre et encore felicitation à l’illustratrice ( si j’ai bien suivi la règle 😋)
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Merci Stéphanie ! Et bienvenue dans notre joyeuse bande de bonne volonté, prête à partager et nous éclairer mutuellement !
Et bravo pour la règle 😉 😉
Bonne continuation et grosses bises
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