Après des sujets sérieux et plutôt stupéfiants, quoique nous nous délectons toujours d’un génial Tartuffe (1), j’ai envie de profiter d’une belle journée printanière mettant fin à deux semaines de pluie, de grisaille bilieuse et de ciel bas, pour retourner à Enoshima (2). Je vous avais aussi promis le Mont Fuji et quelques conversations secrètes avec « Benzai-ten ».
Depuis Kamakura, parfois comparée à Kyoto, en beaucoup plus petite (un jour, je vous en offrirai quelques mots), nous pourrions prendre un vénérable train. L’ « Enoden » (3) est une star de manga et de films, au charme nostalgique d’antan. « Pittoresque » est le mot qu’il porterait le mieux et les touristes comme les passagers du coin ne s’y trompent pas. A lui seul, de gares en gares, il nous plongera dans notre merveilleux voyage. Nous longerons la côte, taillerons des shorts aux habitations, acclamerons le Mont Fuji enneigé au loin, le rocher d’Enoshima, le soleil et les palmiers, sous les yeux étonnés des japonais qui ne voient pas de quoi en faire un plat. Nous admirerons la tenue impeccable des employés de la ligne, en képi et gants blancs immaculés, la seule chose qui ne soit pas originale tant les Japonais honorent leur passion pour les trains, et nous nous tortillerons lentement pour trouver une place sur l’unique voie entre la mer et les flancs jaloux de la montagne.
Nous passerons très vite les temples, déjà vus, déjà vus, grimperons les marches qui mènent à l’esplanade et au jardin « Samuel Cook » et reprendrons notre souffle et notre promenade à l’endroit où nous l’avions laissée la dernière fois, sur les sommets. La maison de briques est en ruine mais le jardin et ses espèces rares ont survécu. Nous n’aurons pas le temps de réfléchir au monde et à son cours tel qu’il va. Nous prendrons quelques photos des photographes photographiant les fleurs de l’hiver puis, hésiterons : Hawaï ou Tahiti ? Notre course folle nous mènera au phare, à la queue qu’il faut affronter en silence, mais trop tard, trop tard, la brume a déjà envahi le Fuji. Il est bon de le savoir, pour une prochaine fois, pour nos amis. Ce jour-là, la journée appartiendra à ceux qui sortent tôt de leur lit. Nous nous consolerons en cherchant au loin Tokyo et Yokohama et continuerons notre route vers les grottes où se cache peut-être notre dragon légendaire. Un cornet à glaces dans les mains pour l’amadouer, nous défierons un peu le ressac sur les derniers rochers de l’île et finirons dans un bateau qui nous ramènera bon train vers les plages tant espérées par les enfants. Car à Enoshima, ce sont les immuables bonhommes de sable que l’on préfère et ce sont peut-être leur esprit qu’il faut endormir avec des glaces.
Prendre son temps semble le meilleur que puisse offrir l’île. Chercher à tout voir et tout saisir est une douce illusion. Après notre promenade imaginaire, je me suis assise sur un banc et le spectacle est venu jusqu’à moi : le flot incessant des touristes et des pèlerins en un flegmatique cortège au-dessus de la mer et vers le ciel. Parfois, un personnage sort du lot et attire les sourires et les photos. Il promène son chien sur les épaules. Belle semble se plier de bonne grâce au jeu de cet original. Est-ce un vagabondage heureux ou malheureux ? Une façon d’attirer les regards sur les bougres invisibles de nos sociétés ? Le maître semble s’en amuser et Belle garde des manières de dame à tourner la tête dès que je pointe mon appareil. Ils passeront plusieurs fois devant moi dans un énigmatique itinéraire ne sachant pas s’ils acceptent ou pas mes tentatives d’immortalisation. D’autres se font plus discrets, ils prennent le thé avec de bons amis et porte une délicate chouette, une compagnie sûre et délicieuse.
Les motos savourent en bande les plaisirs du rocher, et ne résistent pas à faire chanter leur mécanique. Un des motards engagera une langue signée et complice pour approuver le goût averti de mon appareil. Je pense à mon amie. Et j’ai à peine le temps de lui répondre et mes idées s’envolent, je ne veux pas qu’un grand-père m’échappe sur son scooter : à la fin du cortège, il s’amuse avec un jeune garçon et tente de faire vrombir son moteur aussi généreusement que la troupe. Et puis, et puis, l’avocat de Carlos Ghosn continue à brouiller les pistes. Tokyo ne lui suffit pas. Enfin, il nous rassure sur l’imagination goguenarde des Japonais et la perspicacité de leurs journalistes.
Mais sur mon banc, confortablement installée, je reste vigilante à l’affût des happe-bourses (il y a aussi « vide goussets », ils changent des « pickpockets » sans vergogne) ! A Enoshima, ils sont dans le ciel. Les milans noirs attaquent le promeneur innocent à la recherche de nourriture. Tout y passe, même l’improbable glace pomme – camembert (il ne me semble pas que la Normandie ait osé !), clin d’œil sans doute à un cousin rocher de la Manche. Tôt ou tard un habile souffle dorsal s’abat sur vous ou un autre visiteur. Un discret craquement et il ne vous reste plus que le bout de votre cornet entre vos doigts penauds. Les panneaux signalétiques à peine crus se révèlent loin d’une prévention trop maternelle.
Puis les promeneurs s’arrêtent, s’alignent à nouveau quelques instants pour essayer à leur tour des ailes de papillon colorées et consolatrices qui inspirent des expressions insoupçonnées. D’autres sont plus téméraires, ils osent une queue interminable, sans doute devant un restaurant réputé. Des chaises s’alignent, des paravents ou des parapluies et des couvertures protègent les clients. Dans cette affaire, TripAdvisor se trouve gentiment mis au placard. Quant à nos filles, elles jouent à saute-mouton sur les bornes des trottoirs quand elles ne sont pas prétexte à des bains de soleil pour d’étranges créatures. Les passants s’amusent de ce spectacle inédit. Nous nous observons mutuellement vivre, jouer, et profiter, chacun à nos manières. Et finalement, il sera l’heure de rentrer.
Par des connexions alambiquées mais optimisées dont seul Google est capable, nous découvrirons par hasard et ferons un bout du chemin retour par le monorail suspendu « Shonan » (4). Tard dans la nuit, plutôt déserté, il a des airs de Luc Besson. Nous ne saurons plus très bien nous repérer, ni dans les époques, ni dans les lieux, ni dans nos vies. Fort heureusement, nous retrouverons notre falaise et notre maison en bois. Notre petit monde.
Enoshima reste toujours aussi douce. Les passants m’ont détourné de « Benzai-ten » et de ses exploits. Le Japon se trouve dans les temples, les villes, les musées, les restaurants, les jardins, les paysages, les saisons, les fêtes, et dans la rue. Un spectacle inattendu, surprenant, drôle et immanquable. Il suffit de s’asseoir, de regarder et se délecter, comme au théâtre.
A relire ce deuxième article à Enoshima, je me suis demandée si le lecteur y découvrirait de nouveaux intérêts. J’ai réalisé que celui-ci se montre emprunt d’une longue nostalgie, comme le premier. Rassurez-vous donc, chers lecteurs, ce n’est pas Enoshima qui rend mélancolique, c’est de la quitter. Alors, la prochaine fois, ce sera l’été et nous espérons nous y baigner et goûter les plaisirs aquatiques !
A très bientôt et portez-vous bien !
Illustration : Em. EMillustrationsFR
(1) Tartuffe ou l’Imposteur, comédie de Molière
(2) Voir l’article Enoshima, la douce
(3) Abréviation de « Enoshima Dentetsu », « Enoshima Electric Railway » en anglais. Le premier train a circulé en 1902 entre Fujisawa et Enoshima. En 1910, la ligne était entièrement en service.
(4) Un wiki, pour les amoureux des trains.
Quel beau voyage
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Merci ! Bises, en attendant d’autres 🙂
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Mais, mais, c’est toi qui dab ?! 😉 incroyable !!! tu sais je lis d’abord ton texte et après je regarde tes photos. c’est un tout. Là, je m’attendais à voir un petit chien sur les épaules du gars et au final je découvre un golden retriever. Trop drôle. Pour moi, c’est tout le sens de ton titre « spectacles de rue ».
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