Sakura

Une question m’a habitée tout le long de ma promenade. Est-il possible de vous rendre compte de l’événement que représentent les sakura, devenus le symbole du Japon, avec le majestueux Mont Fuji, les exotiques kimono et les balaises sumo ?

Après avoir épluché les top 5, les top 10, 15 ou 26 des meilleurs « spots », j’ai choisi la rivière Meguro à Tokyo. J’ai attrapé mon sac-à-dos et fourré à la hâte ma panoplie habituelle, un téléphone (accessoirement appareil photo), un cahier et un stylo, ordinateur portable, carte de transport « Suica », mes papiers, du « cash », trois guides que je n’ai pas consultés, enfilé un vieux jean, une veste chaude car le vent reste froid (et gâte déjà les sakura), et une bonne paire de basket pour longer les presque quatre kilomètres de rives bordées d’arbres et tout autant dans le sens inverse. J’ai sauté dans le train express qui rejoint en trente minutes directes la gare de Naka Meguro. Et là, au-dessus des voies, dans ce quartier résidentiel « hip », « bobo », plus « bourgeois » que « bohème », transformé le temps des cerisiers en haut lieu touristique de la capitale, le spectacle a commencé.

C’est une pluie ! … C’est un déluge ! … C’est une extase ! Que dis-je, c’est une extase ? … c’est une indécence ! De kilomètres en kilomètres, de rives en rives, de ponts en ponts, jusqu’à recouvrir la rivière d’un rideau albe, délicat et éthéré. « La plus belle des villes moches du monde » (1) ceinture son architecture hétéroclite et audacieuse d’un blanc pur et innocent et certaines rues bordées de commerces chics intellos prennent des airs de provinciales quand la rivière se fait plus resserrée et intime.

Depuis la station Naka Meguro et en remontant la rivière vers le nord, vers Ohashi, les voies se transforment en une fête populaire avec des stands éphémères, de spécialités prises sur le pouce, de pétillant sur des fraises, de gâteaux, de douceurs. Les bars, les restaurants, les rares terrasses sont prises d’assaut, les japonais forment des queues rangées et patientes. D’autres circulent en silence, suivent le flux calme des admirateurs, ralentissent parfois quand les intersections sont trop étroites. Les agents de police guident, renseignent, assurent la circulation, sous les yeux amusés des passants, ils s’excusent de déranger, de contrarier le chemin du promeneur, ils le prient, « doso », s’il-vous-plaît, de bien vouloir laisser la place à une voiture égarée ou un malheureux camion obligé. 

J’ai mis un point d’honneur à suivre la rivière de part en part, à m’arrêter à chaque pont, à tout voir. J’ai fait la queue souvent pour prendre des photos, attendant sagement mon tour derrière d’anonymes photographes, de selfies inventifs, d’amies pour la vie, de bandes de copains, d’amoureux, de chiens vedettes, de coupes mousseuses, de Chinois (heureusement rares) dédaigneux et excédés par la foule – Mao a englouti avec lui dans sa tombe, la culture et l’éducation raffinée d’un peuple plusieurs fois millénaires -, de familles enhardies, de jeunes enfants, d’originaux, de touristes étrangers, de dames toilettées assorties à leur caniche étonné. J’ai trompé la faim avec des patates douces façon frites belges, avec une coupe, finalement, moi aussi, pour mes lectrices et lecteurs, à leur santé et à toutes les pensées affectueuses que j’ai pour eux. J’ai découvert des fraises dans les arbres, David solitaire toujours aussi hardi contre les Goliath sakura. Avec la joie contagieuse des cerisiers en fleurs, point d’orgue à une savante orchestration depuis setsubun (2), de ce miracle ordonnancé par l’homme et pourtant miraculeux, j’ai vu des flâneurs nippons comme moi sortir de leur puissante réserve, et échanger quelques mots : une maman avec son petit garçon déjà passionné, photographiant les trains au-dessus de la rivière, deux jeunes filles s’apprêtant à boire une coupe ornée de barbe-à-papa, « enjoy ! », « enjoy ! » « Yeah » m’ont-elles répondu, en brandissant des points rock’n roll. Elles avaient bien l’intention d’en profiter.

J’ai admiré le plus grand « Starbucks Reserve Roastery » (3) du monde, ouvert récemment. Pouvoir y entrer est tout un cirque. Il faut prendre un ticket, aller se promener plusieurs heures (le succès oblige) et revenir faire la queue pour que le « staff » vous ouvre ses portes. Si les sakura ne vous intéressaient pas, au moins grâce à moi, vous pourrez briller à l’occasion de vos dîners mondains. Pour ma part, j’attends un jour d’hiver morne pour aller y faire un tour et partager l’expérience. Que voulez-vous ? Il est difficile d’échapper aux « places to be ». Je n’ai pas ce militantisme-là.

En rentrant à 14 heures, la foule avait déjà beaucoup grossi. Au carrefour menant à la gare, des agents énergiques rangeaient maintenant les piétons sur le trottoir : vers la gare, traversée sur la droite, vers les sakura, sur la gauche. Le train express pour Yokohama est arrivé une minute après. Le temps d’un voyage, j’ai changé de costume pour retrouver l’ordre du jour familial, la sortie de l’école, les inscriptions aux nouvelles activités (au trimestre au Japon), le goûter. Dès 17 heures, j’ai planté nos filles et saisi ma plume pour ancrer le premier jet d’un futur article. Et en l’achevant, en vous décrivant que sur la rivière Meguro, la nuit, les lampions roses illuminent les sakura sous les étoiles, je l’ai reposée. Il me fallait y retourner. Le tableau resterait impérieusement inachevé. L’écriture m’avait remise en route.

A 19 heures, nos filles avaient dîné. Je les ai confiées, en pyjama, et prêtes pour la nuit, à une nourrice captivante et indulgente, la bonne télévision de nos foyers, le temps que leur papa prenne la relève. Sacrifiant ma cohérence d’adulte (pas de télévision les jours de la semaine) et mes scrupules de mère à la féerie des sakura, j’ai déchargé les photos du jour, attrapé ma panoplie, rajouté un pull chaud et suis repartie. La foule était devenue dense d’un soir de match, le nombre des agents, toujours aussi énergiques et souriants avait augmenté, la gare était maintenant balisée par des cordes. J’ai suivi la procession sous les sakura paisibles et roses et j’ai à nouveau marché, flâné à chaque pont, observé les tokyoïtes et leur humour vert, les promeneurs, les touristes, la vie. A 20 h 54 (21 h officiellement), extinction des feux dans un « ah » déçu. Je n’ai pas réussi à monter dans l’express, débordant de voyageurs, et suis rentrée laborieusement jusqu’à Yokohama en m’arrêtant à chaque gare. Peu importait, j’avais fait le plein épuisé de sakura, de foule, de photos, de kilomètres, de rivière Meguro. A 4 h le lendemain matin, j’étais réveillée (maudit « jet lag » !) et je travaillais à cet article.

Taquine que je suis à l’occasion des ume matsuri (4), indéniablement, moi aussi, j’ai succombé à la fièvre des sakura. Je compte en profiter encore un peu, même si un vent jaloux les balaie sans ménagement. Après tout, il est peut-être temps qu’elles finissent, pour la paix et le sommeil de la famille. Mais je sais déjà que l’année prochaine elles m’attendent, et que je viendrai au rendez-vous aussi fidèle et aussi préparée que la plus fidèle et préparée des japonaises.

Alors, heureuses sakura, chères lectrices et chers lecteurs !

(1) Tokyo sanpo : promenades à Tokyo, Florent Chavouet
(2) Voir l’article La fête des petites filles
(3) Starbucks’ Reserve Roastery Tokyo is a ‘coffee wonderland’
(4) Voir l’article Ume matsuri

8 commentaires sur “Sakura

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    1. J’espère que tu as pu et que tu profites encore de ton jardin 🙂
      Et rassures-toi, je crois qu’aucun sakura ne pourra rivaliser avec le Japon qui s’est fait maître en la matière et depuis des siècles… Cela dit, et grâce au sakura du Japon, j’ai pu me trouver plus attentive aux floraisons de la France (lors de mon séjour), floraisons que je ne savais pas regarder « avant ».
      Alors, je te souhaite beaucoup de bon temps dans ton jardin, quel qu’il soit !
      Grosses bises et à bientôt

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  1. Waou ! Superbes photos, et super article. Merci MPP de nous partager ce moment assez incroyable de la vie japonaise. Ca valait le coup d’y retourner le soir, c’est superbe !
    Impressionnant également le Starbucks…
    Je pense à toi à chaque fois que je vois un cerisier en fleurs ici ! 😉

    Aimé par 1 personne

    1. Quel spectacle fabuleux !
      La vie sais être magique parfois.
      Ton amie graphiste fait des merveilles également.
      Quel bonheur de pouvoir s’en mettre plein les yeux.
      C’est formidable.
      Merci à toi.
      Profites un maximum de ce que nous offre la vie.

      Aimé par 1 personne

      1. Merci Stéphanie pour ce retour si positif et enthousiaste. Et ce regard sur la vie et la nature. Alors je garde tes mots précieusement et j’essaie de profiter toujours plus 🙂
        J’espère que tu vas bien 🙂
        C’est moi qui te remercie et t’envoie des pensées tout aussi belles.
        Grosses bises et à bientôt

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    2. Merci Nelly !!!
      Heureuse de savoir que j’ai pu partager un peu et que tu aies pu profiter avec moi. Mes lectrices 😉 et lecteurs étaient avec moi tout au long de cette longue et réjouissante déambulation… Comme très souvent.
      A très bientôt et heureux printemps 🙂
      Grosses bises

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