Bienvenue à Gattaca* et **

Pour la première fois, chères lectrices et chers lecteurs, cet article ose l’exercice délicat et périlleux d’un récit témoigné, quelques anecdotes japonisantes de seconde main. Aujourd’hui, chères lectrices et chers lecteurs, nous allons nous associer gaiement pour entraîner notre imagination, activité hautement salvatrice puisqu’il paraîtrait que l’humanité en manquerait davantage qu’elle n’en aurait trop (1). Mais je m’égare et je n’ai sans doute pas fini de m’égarer.

Pour revenir à notre histoire, il est fort à parier que vous ne la trouverez nulle part ailleurs que sur la toile de Kawaii, rien moins que cela pour une fois. Oui, l’affaire dépasse les romanciers à succès, les Amélie Nothomb (2), les dames pipi, les tracas hiérarchiques et les codes d’honneur, elle dépasse les bento et les heures laborieuses à rallonge, plus ou moins efficaces selon les blogueurs avisés. Oui, l’affaire surclasse les journalistes et les « salary men » malheureux de trop de congés et de temps à soi (3), elle souffle sur le « kaizen » à toutes les sauces méthodologiques, « lean management », « QQOQCCP », « pareto » et autres noms ostrogothiques. 

Il faut dire que nos frères nippons connaissent l’indescriptible bonheur de n’avoir jamais croisé un dieu biblique un peu trop soupe au lait. Parce que Ève fit preuve d’un peu plus de curiosité et d’ouverture que la moyenne de son compagnon (l’arbre de la connaissance du bien et du mal), un peu plus d’esprit critique au sujet d’un paradis établi qu’elle souhaitait sans doute un peu plus libre et paradisiaque ou un peu moins paternaliste, d’un peu plus d’ambition donc, de témérité aussi pour explorer et expérimenter les propos d’un serpent séducteur – ainsi, le jardin d’Eden ne se trouvait-il pas parfaitement hédonique et portait déjà le paradoxe en son sein -, de goût du risque, de l’aventure et de la découverte, notre dieu donc, fou de rage, l’a « foutue » à la porte et sans cérémonie, avec son mari côtelé, tous deux couverts de feuilles de figuier, trop honteux de leur nudité pour tenter la moindre explication bilatérale avec leur créateur. Ainsi prit fin notre état premier de nature, ainsi débuta la longue série de malheurs coupables pour l’humanité et de tracas insolubles pour notre dieu irascible qui s’en mord amèrement les doigts à présent. 

La colère vengeresse signa la mise au placard de la partie pécheresse de l’humanité dont les attributs originels sont étrangement considérés comme des vertus ou des atouts par cette autre partie de l’humanité qui ne cesse aujourd’hui de les idolâtrer, sans pourtant en faire l’honneur à leur auteure ni en user pour tenter de raisonner ce dieu qui n’attend sans doute qu’un geste repenti de la part de ses créatures. Heureusement pour eux, nos amis japonais ne descendent ni d’Ève ni d’Adam et n’exigent aucune feuille d’aucune sorte pour cacher leur nudité, leur pudeur et leur honte, en famille, entre amis, entre collègues ou entre inconnus, dans les « sento » ou « onsen » (3).

Mais pourquoi ? Pourquoi tout ce fatras ? Pourquoi ? Car notre histoire est une histoire de corps, de visites médicales, de « check-ups » (le mot se voit plus moderne et futuriste même si son pluriel demande quelques réflexions), d’entreprises et de professions dites « à risque ». Chaque salarié insulaire, si le truchement d’un organigramme le mène doucement (oui – à droite – non – à gauche – oui – à droite – à droite -, etc.) mais sûrement à cocher la case « à risque », se verra proposer un bilan de santé complet et obligatoire, et ce tous les six mois. Procédure inimaginable en France où nos pauvres DRH hors-la-loi se battent afin de soutirer des rendez-vous auprès des organismes agréés pour de légales et simples visites médicales qu’ils obtiennent avec le V de Victoire, parfois après plusieurs années de retard selon le code du travail français. Mais, je vous l’ai appris, le paradoxe s’est révélé paradisiaque. Je vous l’ai déjà raconté aussi (5), et Ghosn me répond haut et fort : quand ça ne rigole pas ici, ça ne rigole pas. Et quand j’écris « complet », c’est « complet » : analyse de tout ce qui peut être liquide, solide, ou vide, matière permanente et passagère, organe au repos ou en plein exercice de ses fonctions, tout y passe sans exception.

Chaque salarié se verra remettre une enveloppe brûlante par une DRH gênée et tremblante qui a caché et photocopié à l’envie quelques croquis enfantins censés illustrer et préciser des gestes quotidiens devenus contre-nature pour pouvoir les observer sous toutes les coutures. Cette noble femme « refourguera » ensuite le bébé à ses collègues en balbutiant quelques mots, « If you needed more explanations, please ask x san », le collègue « cool » et reconnu expert dans les exercices périlleux des water closet depuis quinze ans qu’il les pratique deux fois par an. Elle tendra l’enveloppe, décoincera un sourire, fermera la porte de son bureau, s’y adossera et se laissera glisser jusqu’au sol. « Ça y est, c’est fait. Ouf ! Maudits tests ! Et on remet ça dans six mois ! »

Rendez-vous est pris pour huit heures la semaine suivante, au pied de la navette, les collaborateurs par trois, serrant précieusement leurs extractions d’anatomie vieilles de un à plusieurs jours et conservées au frais jusque-là, sous les yeux du reste de la famille qui ne s’en formalise pas plus que cela, car le Japon, encore une fois, n’a pas quitté l’Eden et l’état de nature. Arrivés à l’hôpital, le chauffeur oriente, traduit avec Google translation, porte les effets personnels, se plie en quatre, se met aux petits soins, tente d’adoucir la vie du petit nouveau (s’il s’en trouvait un) qui ne se figure pas encore ce qu’il va « bouffer ».

Chaque salarié se voit remettre une tenue officielle, à droite, de l’épaule à la cheville, beige, et à gauche, marron, sorte de Dalton sans Joe furieux, en habit vertical ultra simplifié et un tantinet désuet. Des rabats avant et arrière pour ausculter sans rien déboutonner. Au poignet droit, un bracelet avec la clef du vestiaire, dernier lien avec toute identité, sur la poitrine gauche, un badge avec un numéro. Si le petit nouveau est de type caucasien, il aura des chances de déambuler fièrement entre toutes les batteries de tests, le pyjama aux genoux et aux coudes et les sandales trop courtes.

Une immense sale d’attente accueille les frères William, Jack et Averell intimidés, acolytes en uniforme démocratique d’une galère médicale, cobayes d’une organisation militaire mais prévenante, traducteurs improvisés et solidaires d’un questionnaire de santé bavard et sympathiques collègues tous les autres jours. A l’appel de son numéro, le patient expectatif suivra au sol les marques rassurantes qui l’emmènera à la longue liste des analyses et mesures à effectuer. En habit archaïque, il entrera alors, bouche bée et renversé, dans l’univers « high-tech » des robots dont la seule limite reste la mécanique physiologique de l’humain. Tension automatique et résultats connectés à l’informatique, idem pour la pesée, la taille dont la toise se positionne au gré des algorithmes, le calcul de la masse graisseuse, les tests auditifs. La vision nécessite quelques écritures sur un dossier. Électrocardiogramme, radio des poumons. Le médecin ausculte sur son tableau de bord ce corps outré par ce voyeurisme décomplexé. La prise de sang se fait en quelques mots brefs : « right ?  » « left ? » « pencil ? » Les analyses d’urine en groupe et en rang face au mur des toilettes. Je me suis imaginée avec vous toutes mes chères collègues. « Tu y arrives toi ? » Il y en a forcément une qui aurait pouffé de rire, une qui n’aurait pas pu et une autre qui se serait plainte lamentablement en discourant sur la définition de l’homme et de sa dignité en découlant, peut-être Madame Kawaii.

Mais alors, quand toutes nos barrières auraient sauté, quand notre esprit se serait détaché de notre corps en une tentative de survie héroïque, quand les héroïnes de cette histoire se seraient imaginées les dernières samouraïs survivant aux dures lois de la vie insulaire japonaise, serait enfin apparue l’apothéose, la cerise sur le gâteau, le meilleur pour la fin, le dernier test, un petit transit baryté pour la route : des pilules pour faire enfler l’estomac, un liquide blanchâtre de baryum à ingurgiter, une table rotative pour étendre la substance douteuse à toutes les parois du tube digestif, des rayons x en veux-tu en voilà, un retour en voiture, des regards qui diraient « Oui je sais, moi aussi », et deux pilules roses finales pour aider à tout dégager, si possible à ne pas avaler avant une présentation à terminer urgemment et à exposer dans la demi-heure qui suit, sous peine de quelques sueurs froides et d’un quant-à-soit quelque peu ébranlé. Et des répliques de libérations toute la nuit et tout le jour qui suit. 

C’est ainsi que depuis quatre heures du matin, je suis éveillée, que j’observe les effets du baryum et que j’ai des histoires plein la tête, que j’en revisite d’autres, sans doute avec l’esprit troublé et trop d’imagination et d’irrévérence au goût de certains. Mais une chose est absolument sûre, depuis ce témoignage, je suis prête à retourner au jardin d’Eden et à profiter des onsen. 

J’ai voulu vous souhaiter une joyeuse Pâques, chères lectrices et chers lecteurs. Les actualités du moment m’en empêche et cet article arrive trop tard. Je repense à Ève et à Adam. Si chaque atome de notre corps est une poussière d’étoile, alors tournons nos regards vers le ciel. Nos dieux sont fatigués. Le monde dérape depuis ce couple dissident, avide et stupide. Nos dieux sont aussi faibles ou aveuglés que notre humanité et ils ne nous supportent plus. Ils ont jeté l’éponge. Il est temps de nous faire une raison, de prendre notre part de divinité, de nous retrousser les manches et de leur donner un sérieux coup de main.

Ainsi soit-il, chères lectrices et chers lecteurs !

 

* Film de Andrew Niccol, sorti en 1997
** Où il ne sera pas question d’eugénisme
(1) Deuxième référence cinématographie : « L’homme souffre de manquer d’imagination, pas d’en avoir trop. » The Greatest Showman, film de Michael Gracey, 2018
(2) Stupeur et tremblements, Amélie Nothomb
(3) Voir RTL, Japon : les employés se plaignent d’avoir trop de vacances
(4) Sento = bains publics. Onsen = sources naturelles. Non mixtes depuis les Américains.  Voir Kanpai ! Ou Vivre le Japon.
(5) Voir l’article Vous ne savez pas la dernière ?

4 commentaires sur “Bienvenue à Gattaca* et **

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  1. Ça c’est du bilan
    Les DRH françaises ont des leçons à en tirer.
    Au moins les employeurs ne sont pas pris au dépourvu par la santé de leurs employés…
    A méditer !!!
    Joyeuses Pâques

    Aimé par 1 personne

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