Depuis Tokyo, en suivant la ligne côtière vers le sud, vers Yokohama, puis Yokosuka, à l’extrémité de la péninsule maraîchère de Miura, le voyageur traverse un bref pont à 100 yen (1) et atteint la minuscule île de Jogashima.
Celle-ci porte des allures de côtes sauvages faciles et usées dont les promenades rocheuses sont à inventer, de port esseulé, presque oublié du monde, comme laissé soudainement vide après une vague de vacanciers bourdonnants et épuisants. L’île retrouverait peu à peu sa bienheureuse nonchalance, bercée par les siestes des chats, les boutiques surannées comme des mairies (2) dans lesquelles les grands-mères ou les collégiennes de la « golden week » (3) attendent les clients en discutant ou en baillant, et la ténacité des nombreux pêcheurs à la ligne, arpentant toute l’année des paysages lunaires de dislocations. Ils ne soupçonnent pas, ni le voyageur, ni personne au reste, que notre terre y a été prise de bonnes tranches de rigolades à cet endroit, de la farce agitée et grotesque de l’humanité à venir et qu’à force de se tordre les boyaux en tous les sens (4), elle y a figé une part de son destin. Une divinité se cache dans une de ses cavités, la mystérieuse « Kozakura kannon » dont il m’a été impossible de trouver d’autres explications que le nom. En engageant ma seule imagination, j’ai résolu qu’elle représentait la déesse de la compassion. A ses pieds, se tient un cimetière de cairns celtiques et quelques détritus que la mer rejette inlassablement et dont l’hyper propreté japonaise peine à débarrasser le lieu sacré.
Si le voyageur est méthodique, il partira depuis le phare Jogashima à l’une des extrémités pour rejoindre son pendant, à l’autre bout du parc de l’île, Awazaki, construit par Léonce Verny, un ingénieur français à qui le Japon doit aussi l’arsenal naval de Yokosuka. Il saluera avec émotion l’entrée de la baie de Tokyo, face à lui se trouve la péninsule de Boso. Ici, tout commence. Il reviendra rasséréné par un sentier qui traverse l’île depuis la falaise.
Tiraillés par la faim, nous avons préféré la route, certainement plus brutale mais jugée plus efficace, face au port de Misaki sur la péninsule, reconnu pour sa pêche et son marché au thon. Sur cette voie, le poste de police « koban » (5) tente de rivaliser avec la dérision et les deux phares de l’île. Il surveille de près quelques maisons abandonnées rappelant l’actualité d’un Japon vieillissant (6). Il tient aussi à l’œil un des postes d’évacuation dans le cas d’une alerte à un tsunami, un escalier accroché à la falaise qui élève les habitants à trente mètres au-dessus de la mer. Le parc de l’île constitue un autre refuge, puis la péninsule, à 60 mètres, les panneaux rappelant sans cesse la menace, et les points hauts et précis de la terre. J’ai préféré effacer les images de vagues noires déferlantes, repenser à la protectrice « Kozakura kannon » et m’arrêter sur mon prochain bol de thon cru le plus fondant que je n’ai jamais dégusté.
Dans ce restaurant sans mine, dans cette cantine familiale et délicieuse aux menus à huit euros thé vert compris, face au parking d’un port sans grâce, j’ai sans doute commencé à toucher du doigt le « vrai » Japon. Mais le Japon se trouvant au Japon, le moindre centimètre carré devrait se révéler « vrai ». Alors quoi ? Le Japon « profond », comme nous évoquons la France « profonde », reculée, arriérée, arrêtée ? Le patron, sans doute aussi âgé que son restaurant, jean, casquette, polo et baskets rouges, parlait l’anglais le plus impeccable, m’a déclaré le « Je t’aime » in French le plus soigné, et portait le sourire et la décontraction la plus accueillante de toute la baie de Tokyo. Alors quoi ? Le Japon le plus « authentique » ? Quels critères pour justifier l’authenticité, déclarer ce qui se situerait en dedans ou en dehors ? Je dirais plutôt un Japon « dans son jus », une des multiples facettes du pays, accueillant les visiteurs à bras ouverts mais peu soucieux de vendre la marchandise. Tant mieux ! Que Jogashima reste ainsi avec ses déesses inconnues et sans histoire, ses restaurants familiers, ses boutiques désuètes, ses chats quant-à-eux, ses maisons délaissées, ses rochers rigolards, ses usures maritimes, ses parcs soignés, ses phares rivaux, ses pêcheurs absorbés, ses touristes (à la belle saison) décontenancés mais heureux.
Je suis repartie avec ma Lafesta et ai fini par rejoindre ma falaise et mon quartier vestige de carte postale qui a modifié le Japon à jamais (7). Mais je sais qu’à Jogashima, les habitants profitent de la mer, d’autres falaises et d’une nature plus sauvage. Je sais que le temps s’y écoule plus lentement. Le reste importe peu, finalement.
(1) En référence aux magasins à 100 Yen, très populaires au Japon. Voir l’article Kanpai !
(2) Voir l’article Une journée de petits riens ou comment le Japon se dévoile peu à peu
(3) Voir l’article Un nouveau départ
(4) Jogashima est classé parmi les « 100 sites géologiques du Japon ». L’île a été formée par le dépôt de couches successives sur le sol océanique, ayant subi divers diastrophismes.
(5) Voir Vivre le Japon
(6) Voir l’article Maisons fantômes, […]
(7) Sous la menace des « vaisseaux noirs » américains de l’amiral Perry, en 1853 puis 1854, le Japon ouvre peu à peu ses frontières, dont le port de Yokohama en 1859.
Alors là j’ai envie de prendre l’avion de partir tououout de suite.
Merci pour ce partage
Annie
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Si mes calculs sont justes, vous devriez arriver à 5 h 00 du matin, heure au Japon. Plus les quelques petites heures pour atteindre l’aéroport et sortir de l’avion. Ma Lafesta est prête, je pars vous chercher 😉 Et déjeuner au Shibukitei !!! 🙂
Merci de tout cœur et à bientôt !
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Hello,
Au début je croyais que tu nous emmenais sur l’île aux chats !
Très dépaysant cette île, merci pour le partage !
Je n’aime pas le poisson cru, je crois que je serai très malheureuse au Japon !!
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Coucou Nelly,
Merci pour ce commentaire ! Sois rassurée, le Japon possède une tradition culinaire au moins aussi vaste que celle de la France et il est possible de de se régaler avec d’autres mets que du poisson cru – pour ma part, je n’en apprécies que quelques-uns.
Et pour la cuisine de tous les jours, j’applique nos bonnes vieilles recettes françaises… quelques repères dans un immense dépaysement, cela ne fait jamais de mal 🙂
Belle reprise et heureux lundi 😉
Grosses bises
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Je trouve les rochers très ressemblants à ceux de Pornic … je suis peut-etre trop « chauvine » !
Ca sent presque l’air iodé et les embruns – un endroit parfait pour méditer avec l’art du KoKei 🙂
Bises
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Oui, parfaitement pour Pornic ;-)… Ou Etretat, en moins grandiose sans doute et moins clair… Mais l’art du Kokei, je découvre. Alors, merci Delphine !!! Très inspirant, comme toujours 🙂
Bon lundi de reprise et belle semaine !
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Moi aussi je crois que j’aurais beaucoup de mal avec le poisson cru… Mais ces paysages donnent plus qu’envie. J’aime trop les îles comme tu le sais et là encore cela a l’air d’un monde à part.
Je me dis aussi que définitivement je veux me réincarner en chat et pourquoi pas Jogashima. Ils ont l’air bien gras et tranquilles !
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Alors, si tu aimes les îles, le Japon est ton pays ! Enoshima… Jogashima… Ile, « shima » (島) en Japonais… Le Kanji, c’est pour faire intello 😉 😉 😉
Les chats sont en effet remarquables à Jogashima. Ils font la sieste, impassibles malgré les grattouilles des promeneurs, ou assis, l’air digne et tranquille, ils regardent les visiteurs passer… Ils semblent très très heureux et débonnaires. Tu as trouvé ton île ! En cas de tempêtes, il y a le pont 😉
Grosses bises
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Humm !
Perso, j’en ai l’eau à la bouche.
J’adore le poisson cru.
Si tu pouvais faire un petit envoi…
Merci pour ce partage.
Bises
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Nous serions très TRÈS heureux de partager avec toi ce simple bol de riz accompagné de thon cru fondant 🙂
Bises
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