Comment partager avec vous en un bref article, un voyage de trois jours, dense et forcément riche ? J’ai vu la concentration urbaine étalée sur des kilomètres infinis. Je rêvais des forêts et des montagnes. Alors, pour notre premier week-end, nous avons choisi le centre du pays et les Alpes japonaises. Nous avons mis le cap sur Takayama (1), dans la préfecture de Gifu, au cœur des monts Hida.
Le temps nous a manqué pour visiter cette petite ville provinciale et touristique de quatre-vingt-treize mille habitants et nous ne l’avons qu’effleurée. Son centre historique de la période d’Edo (2) se trouve conservé aussi méticuleusement que nos plus beaux villages de France. A l’horizon, les forêts et les montagnes forcent le regard et au loin, les sommets de trois mille mètres encore enneigés veillent sur l’ancienne ville du XVIème siècle. Takayama garde la mémoire d’édifices habiles construits par des charpentiers qui dit-on seraient parmi les meilleurs au Japon (3). Elle abrite des maisons de tous les jours, des demeures de gouverneur, des boutiques artisanales, des restaurants, des brasseries de saké ou des temples en enfilade auprès desquels même les cimetières ne se montrent pas tristes et savourent une vue imprenable sur les monts alentours. Parmi les tombes abritées de grands pins, une souche d’arbre m’a indiqué l’emplacement caché d’amants absolus et immortels. Ils étaient jeunes et ont vite péri ne souffrant pas la tiédeur des sentiments qu’ils croyaient à venir.
Mais dans cet endroit, aucune histoire ne demeure tragique car il n’existe pas de frontières trop serrées. Les mondes sont poreux et aiment à se côtoyer. Une végétation épanouie pénètre ces cimetières et ces temples décontractés qui eux-mêmes accueillent bien volontiers la trivialité de la vie, les scooters et les vélos contre les autels, les habitations à flanc des tombes, les touristes au milieu des chemins à défunts, sans doute un peu froids mais sans complexe et peu exigeants, quelques politesses seulement et une flânerie délicieuse. Les affiches politiques font face à ces endormis lascifs. Ils leur répondent qu’ils ne peuvent plus rien pour elles et ils en rient comme d’une plaisanterie bien méritée. « A notre tour de vous jouer de bonnes farces, nous en avons tellement soupé des vôtres ! » leur lancent-ils. Les poteaux électriques s’y mettent aussi et se plantent confortablement au milieu des paysages.
A Takayama, il fait bon respirer, observer et déambuler, et à la nuit tombée, déguster le succulent bœuf de Hida (4) et un saké réputé aux notes florales et pures des champs d’altitude. Il vous faudra pousser quelques rues et la porte du restaurant Ateya, quatre places à une table et neuf au comptoir, une sale confidentielle, du jazz, un serveur, cuisinier et patron tout à la fois qui réserve son bon et modeste sourire pour les compliments de la fin. Oui, à Takayama, le visiteur rencontre la paix et la douceur de l’existence. Elles viennent le chercher sans qu’il y paraisse et au moment du coucher, il murmure satisfait « c’était bien ».
Il est l’heure de s’endormir puis de se réveiller tout aussitôt. Le soleil se lève dès quatre heures trente et les habitations japonaises ne possèdent pas toujours de rideaux. Mais le plaisir enivrant de la découverte efface toutes les fatigues. Dès sept heures, je suis retournée dans les quartiers touristiques de la veille pour apprécier la solitude, jouir d’un peu de liberté et prendre des photos. Les rues demeuraient vides hormis une habitante qui arrosait ses fleurs à la fraîche et un touriste asiatique qui soufflait comme un bœuf de Hida de me voir arriver dans ses pattes. Je l’ai laissé ruminer son voyage et ai bifurqué vers le marché local le long de la rivière Miyagawa.
Parmi les produits frais et locaux, des fruits, des légumes ou des fleurs, j’ai assisté à un drame, un sac plastique envolé avec un coup de vent et échoué dans la rivière et un étal laissé à l’abandon. J’ai goûté les dango (5), les taiyaki (6) et ai élu une magnifique salade verte, agrémentée de radis, d’oignons et de fleurs sauvages. Je l’ai lavée et séchée pour notre pique-nique de la journée en m’avouant que ces légumes aussi fondants que ceux de mon enfance devaient me manquer beaucoup pour les préparer ainsi au milieu de mon voyage. Ma salade s’est révélée savoureuse, peu roborative et hilarante. Comment avais-je pu imaginer nourrir pour longtemps des estomacs de montagnards avec cet unique plat d’herbes ? Je n’ai pas pu avouer que la mastication des bovidés asiatiques me poursuivait.
J’ai marché lentement puis vite, me suis arrêtée souvent, me suis promise de ne plus sortir mon appareil photo pour être de retour à huit heures trente ponctuelles à la maison où le reste de la famille se préparait. Seulement ma mémoire me jouait des tours et m’emmenait vers d’autres pays. Depuis les hauteurs du temple Unryû, les clochers de Salzbourg se confondaient. Et là, en longeant la rivière Miyagawa pourtant réservée, je me figurais tôt ou tard discerner des saules pleureurs et la tour d’Hölderlin sur le Neckar. Je cherchais les couleurs, le jaune, le rose et peut-être le vert. Et ces ponts et ces ruisseaux, ces vélos silencieux qui les traversent, les rues désertes ou qui s’éveillent lentement, les légumes et les fruits fraîchement cueillis pour les repas du jour me rappelaient la rivière et le jardin de mon grand-père. Ce matin-là, Takayama est devenue mes étés et mes vacances et je me sentais une fille du pays.
Je voudrais restée sûre de pouvoir y retourner, y séjourner quelques jours cette fois, puis pousser la route jusqu’à Hida, d’autres vallées, randonner et découvrir après, découvrir toujours ce qui se trouve au bout, derrière, plus haut, jusqu’aux sommets et des pas qui n’en peuvent plus. L. de son côté, rêve d’y emporter son vélo. Et nos filles ? Elles font les pitres ou quand les cimetières sont trop pleins d’histoires dérangeantes, elles prient les dieux pour qu’ils inspirent et protègent nos voyages. Si un jour elles ont la chance de visiter l’Autriche ou l’Allemagne, peut-être que leur mémoire se souviendra de Takayama et qu’elles verront apparaître les esprits malicieux qui leur ont fait si peur dans leur enfance.
A très bientôt, chères lectrices et chers lecteurs.
(1) Takayama signifie littéralement « haute montagne ».
(2) 1603 – 1868 : 1603, début du shogunat des Tokugawa et instauration de l’ère isolationniste. L’ouverture du pays en 1858 favorisera l’abdication du dernier shogun et la restauration du pouvoir impérial avec l’ère Meiji. Voir Vivre le Japon, L’époque d’Edo. Et l’article Jogashima dans son jus, note 7.
(3) Takayama, Wikipédia.
(4) Voir Le boeuf de Hida.
(5) Boulette faite à base de mochi, une pâte de riz gluant, et d’eau. Elles sont mangées le plus souvent en brochette de trois ou quatre dango.
(6) Gâteau japonais en forme de poisson. La plupart du temps, il est fourré d’anko, une pâte de haricots rouges sucrés. D’autres garnitures existent : chocolat, crème pâtissière, pomme.
Merci de nous avoir partagé ce voyage, c’est un bel endroit 🙂
Trop kawaii la petite salade !!
Très bel article MPP, tu me fais m’évader et voyager 🙂
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Merci Nelly pour ta lecture et ton gentil commentaire 🙂 Je suis heureuse de réussir à vous faire voyager avec moi surtout quand le week-end approche.
Profite bien et grosses bises
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J’aime ces grands arbres habités… Les cimetières au beau milieu. J’avoue que je me sens captée et happée immédiatement : incroyable !
Semi dieux, fantômes ou transformations… « Rien ne se perd, tout se transforme ! »
Ce lieu est attirant par la rencontre du vivant, de ces arbres élancés et de cette mort qui semble si animée…
J’aurais fait comme les filles, des prières. L’invisible est vivant ne l’oublions pas… Autant être poli !
Lieu très très beau… Inspirant.
Quant à moi, je ne connais pas Salzburg !
Les textes sont de plus en plus rythmés. Bravo !
A la prochaine,
Annie
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Merci Annie pour votre commentaire qui m’a fait très plaisir… Commentaire tout autant inspirant 🙂
A Takayama, les cimetières ne possèdent pas de hauts murs tels que ceux que je connais en France. La nature y est la bienvenue et la végétation n’est pas en pots. La vie et la nature circulent. Les cimetières invitent aux promenades sereines et à toutes les réconciliations.
Belle continuation à vous et à très vite !
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Bonjour Marie-Pierre,
Ton article me renvoie qq années en arrière lorsque j’ai foulé les jolies rues de Takayama… Il pleuvait et pourtant j’y avais trouvé un charme fou (et acheté une paire de chaussures !) Nous avions dormi au Ryokan Sumiyoshi. Un souvenir incroyable !
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Bonjour Delphine,
Pour tout t’avouer, je suis tombée à la renverse que tu connaisses Takayama car je n’ai pas souvenir d’avoir partagé avec toi tes voyages au Japon. J’ai marché sur tes pas alors ? 😉
Je suis si heureuse aussi d’avoir rappelé des souvenirs si magnifiques qui ne me surprennent absolument pas !
Belle continuation à toi, des images plein la tête !
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Magnifiques photos et magnifiques cimetières qui vibrent de sérénité. On y prendrait bien une concession… Je me suis fait cette même réflexion il y a qq semaines en visitant celui du Mont St Michel ou un autre perdu dans une baie de Jersey. Moi aussi j’aime beaucoup les vieux cimetières mais je ne suis pas trop suivie dans ce genre de balades…
J’ai aussi aperçu une mini-toi… Tu ne peux pas la renier, même de dos 😉
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Merci Cath ! Je suis heureuse car cet article me permet de connaître un peu plus tes goûts. Et quelques idées de balades. Décidément, tu me tentes trop avec Jersey 😉
J’ai eu beaucoup de mal à écrire cet article. Sans doute en partie parce qu’il m’a été difficile de m’avouer qu’une des plus belles découvertes de ces trois jours fut dans ces cimetières. Et que je voulais trop coller aux codes du tourisme… Et je me suis dit exactement la même chose que toi : à Takayama, je prendrais bien une concession…
Et merci pour le clin d’œil à ma descendance. 🙂
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