Filer la laine

Il ne m’est jamais arrivé de filer les articles pour poursuivre une histoire en particuliers si ce n’est la grande histoire de ce blog et nos aventures imprévisibles en terres nippones. Excepté quelques références, chaque article représente un îlot autonome et reste très heureux de son autarcie.

Cependant, les bases de notre installation se trouvant assurées, le temps est aux projets et aux expériences nouvelles, la voiture, le badminton, les week-ends et les bento (1). Et justement, ce dernier sujet est revenu s’inviter dans notre maison. Jeudi soir dernier, L. a dévoilé le bento de son collègue dont je vous livre la photo. Comme moi, vous serez sans doute impressionnés par la diversité des mets préparés, les couleurs et la manière de préserver le goût singulier de chaque aliment. Je commençai à réfléchir pour considérer où je pourrais me procurer un attirail digne des bento de concours quand un doute est venu m’arrêter dans mon élan. Il me disait : « compétition ou saine émulation ? »

J’eus à peine le temps de répondre. Le soir d’après, au beau milieu d’une bière et d’une conversation, L. s’arrêta et me dit : « Attends, attends. Pause rapide. Il faut que je te raconte un truc. Tu sais ? Mon collègue au bento.
– Euh (traînant et réfléchissant) oui. Et ?

– Lui se lève à cinq heures trente tous les matins. Et sa femme à cinq heures. Pour avoir le temps de s’habiller, de se maquiller, de préparer le petit-déjeuner et les bento.
– Et avant de rester bouche bée et de prononcer pour moi-même « respect et forfait », j’ai réussi à articuler : et lui, qu’est-ce qu’il fait ?
– Il se prépare, prend son petit déjeuner, regarde les informations et part travailler. »

L. s’est exclamé que tout cela lui paraissait inconcevable et ce collègue étranger marié à une japonaise n’est pas loin de penser de même. Quant à moi, je préfère garder les levers difficiles, les boucles électriques en pétard, les traits tirés du matin, les illusions et les mensonges qui ne semblent blesser personne et au contraire entretenir les apparences si rassurantes. Mais cette histoire filée, ce témoignage de quelques lignes, représente une modeste et précieuse lucarne sur la société japonaise que nous côtoyons peu de fait, ou à peine plus que des touristes. Nous vivons en marge, parmi les étrangers, et nullement astreints aux codes et aux normes sociales du pays. Cette anecdote m’oblige.

Comme vous finalement, j’accède au reste de la réalité par les chiffres, les statistiques, les scandales et la presse : au Japon, « 30 % des femmes ayant des enfants travaillent (50 % dans les pays de l’OCDE) » (2), « 60 % s’arrêtent de travailler après avoir eu un enfant » (3), notes des femmes revues à la baisse à la faculté de médecine de Tokyo afin de favoriser les étudiants masculins (4), ce qui explique évidement qu’ « en 2016, le pourcentage de femmes médecins au Japon était de 21,1 %, le niveau le plus bas de tous les pays de l’OCDE » (5). L’express affirme que les « journaux et chaînes de télévision expliquent comment les Japonaises peuvent améliorer leur « joshi-ryoku », ce « pouvoir féminin » dont les critères se résument à savoir cuisiner, coudre et préparer des repas à emporter pour mari et enfants. » (6). Le rapport sur la parité entre hommes et femmes publié par le Forum économique mondial est quant à lui sans appel, le Japon pointe en 2017 à la 114ème place, derrière l’Inde (7).

Je perçois quelques bribes de cette réalité dans les cafés où j’écris. L’après-midi, les femmes se réunissent par petits groupes pour partager un moment de convivialité et de sociabilité. A l’occasion des sorties scolaires dans les petites classes, chaque mère (en l’occurrence) est tenue d’accompagner son enfant pour ce que j’en ai compris. Je les ai vues s’occuper des pique-niques et assurer la surveillance aux jeux. Dans les rayons à bento que j’ai visités par curiosité, j’ai constaté qu’une des marques d’accessoires ou consommables s’appelle « mama’s assist ». Détail confondant où la place des femmes japonaises se trouve gravée sans complexe, jusque sur les emballages de supermarché.

Il serait facile de se prendre au jeu et j’ai dû exercer ma raison pour ne pas succomber à cette collection à formes kawaii, aux yeux à bonhommes ou autres objets surprenants. J’en deviendrais assez bien récompensée : j’ai acheté des séparations en forme d’herbe et nos filles ont admiré avec joie ce décor plus sophistiqué. La cuisine est un art et je conçois aisément combien le bento peut représenter une manière d’exercer sa créativité et son imagination. Mais je possède le privilège de pouvoir choisir et le temps m’est compté. Alors, j’essaie de garder le cap. Je me concentre davantage sur mes chemins à explorer et à travailler et je préfère raconter des histoires. 

Je pense poser un point final aux récits des bento et en même temps, qui sait où ils peuvent nous mener ?

A très bientôt, chères lectrices et chers lecteurs.

 

 

(1) Voir les articles Vous ne savez pas la dernière ?BadmintonHida-Takayama dans les Alpes, Le sens du bento.
(2) Au Japon, l’homme travaille et la femme s’occupe des enfants, La Croix
(3) Au Japon, un enfant ou un emploi, Le Monde diplomatique, Février 2019
(4) Une faculté de médecine accusée de discrimination de genre, Courrier International, 09/08/2018
(5) Le taux de femmes médecins au Japon est le plus bas de l’OCDEnippon.com, 23/11/2108
(6) Au Japon, la difficile condition des femmes, L’express, 06/01/2019
(7) Voir l’infographie jointe, Indice de parité par pays, classement par rang, sources : Courrier international. 110ème place en 2018.

4 commentaires sur “Filer la laine

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  1. Franchement, je ne regrette pas de ne pas être née au Japon. Cela ne me fait pas rêver… quoique la préparation des bentos peut-être amusantes… mais pas contraintes et forcée…
    Sans moi…
    Mais n’hésites pas à nous envoyer des photos de tes créations ou celles des autres.

    Aimé par 1 personne

    1. Coucou Stéphanie,
      Oui, place à l’imagination, l’expression et la créativité et sans place assignée. Et promis, si je suis fière d’un résultat ou amusée, impressionnée, intéressée, surprise, touchée, etc. par un autre, je vous l’envoie !!! Partageons les bonnes idées !!!
      Grosses bises

      J’aime

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