Les artistes de Shinjuku

Mercredi dernier, la veille d’Halloween, je suis allée à Mejiro, un quartier de Tokyo, dans l’arrondissement de Shinjuku.

Arrêt à la gare d’Ikebukuro et marche de trente minutes. J’aurais mieux fait de descendre à celle de Mejiro. Exploration amusée de plusieurs impasses afin d’atteindre l’atelier d’un peintre des années mille neuf cent vingt. Visite gratuite. Petite habitation. Petit parc. Semblant résister aux besoins de l’immobilier. Tout en Japonais.

J’ai repris Google pour l’atelier d’un deuxième peintre à dix minutes à pied. Ce quartier résidentiel semblait de plus en plus cossu. Un peu de Tati, d’art décoratif, un peu de Méditerranée, d’Alsace ou de Deauville. Egalement tout en japonais dans cette maison.

Ici, la gardienne du musée m’a recommandée la visite d’un atelier de gravure sur bois, situé à une centaine de mètres seulement. Y ai fait un tour. Ai reconnu des reproductions de Hokusai (1). Le Mont Fuji. Le matin même, L. l’avait aperçu depuis son avion en route vers Hiroshima. Je l’enviais. Le ciel, du pays, du sensationnel. Plus assez de temps à consacrer à ce lieu. La sortie de l’école à quinze heures.

Avant, j’avais tenté quelques vues de la maison mais le jardinier avait laissé son matériel. Il était midi, l’heure de la pause. Et il semblait profondément las, au point que j’ai pu le photographier. Il a fini par me saluer sans sympathie. J’ai fini par partir afin de ne plus le déranger. Car à côté, mon privilège de déambuler au soleil. Après les estampes, en repassant devant la maison du peintre dans le but de rejoindre le parc Mejiro, il s’occupait des arbustes plantés derrière la grille. Le haut du corps dans les feuilles et un foulard à nouveau sur la tête.

Jardinier. De tous les métiers, si j’avais quelques prédispositions et savoir-faire, c’est celui que je préférerais. J’ai repensé au film Le dernier empereur. J’avais onze ans. La « chute » de Pu Yi. Je garde l’image, réelle ou non, d’un homme noir et blanc balayant des feuilles. Pu Yi jardinier. S’il représentait un effondrement, mais selon les codes. C’est lui que je préférerais. Relié à la terre et plus haut. Dur envers le corps, accroupi, debout, penché, les bras dans les arbres ou les mains dans le sol. Des gestes répétés et la répétition des saisons. Le froid, la pluie, la chaleur. Mais je n’aurais plus que mes plantes et mon jardin à m’occuper, la beauté, mon imagination, me raconter des histoires et me fermer à la folie du monde.

J’ai filé au jardin Mejiro dont j’avais lu le plus grand bien. Mais tout petit et au pas de course car mon chemin est ralenti par mes nombreux arrêts. Pause déjeuner pour les uns et photos de mariage pour les autres. Juste le temps de souhaiter beaucoup de bonheur. Il était déjà treize heures trente. Je n’avais pas déjeuné et mon portable criait l’asphyxie soudaine. A peine le temps de trouver la gare Mejiro et mon écran s’est éteint. Retour à mes pénates à l’ancienne. La mémoire. Un plan et s’il le fallait, les renseignements. Une brioche « Nanterre » en prévision de la route. Une vraie solitude cette fois. J’étais peut-être perdue. Je ne retiens pas le nom des lignes mais toutes possèdent une couleur et je connais quelques gares. Marron foncé, Shibuya, puis rouge, Yokohama, puis bleu marine. Retour à Motomachi-Chukagai. Abattue, sans doute guère plus agréable que mon jardinier.

Qu’allais-je faire de ces visites isolées et confidentielles ? Le temps nécessaire afin d’explorer chaque piste et en suivre une. La vie et l’oeuvre de Saeki Yuzo, ses séjours à Paris. Avait-il rencontré Fumiko Hayashi en France (2) ? Fumiko Hayashi qui a fini par construire une habitation traditionnelle dans le même quartier que ces deux peintres, des années plus tard. Combien exactement ? Et Foujita à Paris ? Puis le même travail avec Tsune Nakamura. Deux peintres décédés jeunes de la tuberculose. La tuberculose au Japon ? Pas d’humeur. Pourtant Le vent se lève, Miyazaki, Nahoko. Pas d’humeur. La construction de ce quartier par successions de villages culturels (« Mejiro Bunkamura »). Rien en français. Presque rien en anglais. Le charabias du japonais traduit par Google. Déjà, Perry.

Depuis, je réfléchis. J’y vais ou je n’y vais pas ? Fouillerai-je ? L’homme du premier atelier m’a demandé si je connaissais l’écrivain Soseki Natsume. Nom noté immédiatement. Sinon, ma mémoire perd tout. Non. Le rapport avec le peintre Saeki Yuzo ? Impossible de le comprendre. Pas assez d’anglais et pas assez de japonais. J’ai cherché depuis. Un musée aussi, et une demeure, dans l’arrondissement de Shinjuku. Un livre retient mon attention : Je suis un chat. Peinture, critique de la société de l’ère Meiji, juste après Edo, juste après Perry. L’industrialisation à marche forcée pour tenter de sauver ce qui peut l’être de la souveraineté du pays. Est-ce moi qui poursuis l’histoire ou suis-je poursuivie ? Et cet article vaut-il ? Lire Je suis un chat. Il s’agit d’une urgence. Retourner à Mejiro. Relier la maison de Fumiko et celles des peintres. La suite s’écrira.

Dimanche, L. et moi avons acheté notre première estampe gravée sur du bois. Et après un an, je commence enfin à marcher, comme Fumiko Hayashi à Paris. Il m’en aura fallu du temps. Et laisser la place au hasard.

 

  1. Hokusai : peintre, dessinateur et graveur du XVIIIe siècle. Les trente-six vues du mont Fuji (1831-1833) – comptant en réalité 46 estampes – et La grande vague de Kanagawa (1831) sont ses œuvres les plus connues. 
  2. Voir l’article À Tokyo sur les pas de Fumiko Hayashi.

6 commentaires sur “Les artistes de Shinjuku

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  1. Impressionnée.
    Impressionnée du courage que tu as pour te rendre partout, impressionnée que tu arrives à retrouver le chemin sans portable, impressionnée par ton talent d’écrivaine 🙂
    Très joli, Mejiro garden.
    A très vite, je t’embrasse.

    Aimé par 1 personne

    1. Merci Nelly. Mais il ne faut surtout pas être impressionnée… Je suis sûre que tu ferais pareil, te promener et découvrir. Profiter, à la manière qui serait la tienne.
      Merci pour ton soutien. Cet article m’a demandé d’oser davantage 😉
      Belle continuation à toi ! Excellent week-end et à très vite.
      Grosses grosses bises.

      Aimé par 1 personne

    1. Merci Stéphanie !
      Bon, heureusement, les destinations et les lignes sont aussi en alphabet romain… J’ai moins de mérite 😉 Apprendre à se passer de Google, c’est déjà pas mal dans un premier temps 🙂
      Grosses bises

      J’aime

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