Juste avant notre soirée à La Tappa Fissa et au Minton house (1), je discutais. « Parce qu’il ne faut surtout pas rater son expatriation au Japon. » Avantages et inconvénients de découvrir en bande. Pas d’ombre à ma préférence. Que visiter en priorité ? André Gide me parlait (2). Je n’ai jamais visité Bordeaux, ni Strasbourg, ni Toulouse. Peut-être ai-je juste arpenté une gare, dîné à Lille, dormi à Angers, pris le taxi à Marseille. Il est illusoire de s’imaginer écluser le Japon. Mais ne pas passer à côté de ces
« incontournables » (3) : Kyoto, la meilleure neige au monde à Hokkaido, l’île d’Okinawa, tropicale et préservée, trois heures de vol à ajouter depuis Haneda. Ne pas passer à côté et encore moins, sans le savoir. Mais viser Hakone, finir à Atami et envier ceux qui grimpent le mont Takao.
Visiter le Japon coûte. Heureusement, l’Asie est là. Les Philippines et ses plages bon marché, Siargao, la plus belle, intouchée, d’après le 20 heures du 02 décembre. « Idiots de journalistes vendus et irresponsables ! Vous ne pouvez pas la laisser tranquille. » Bali, Taïwan, Singapour, le Vietnam, ah le Vietnam. « Ah non ! Le Laos, c’est très différent. » La fièvre monte.
J’aimerais voyager comme eux. Je m’accroche à l’écriture comme à une branche. Bernique que je suis, rivée malgré moi à l’île d’Honshū. Pour autant je m’y sens touriste, quoi que je visite. Le Japon devient une vitrine, un catalogue. Le Japon et mes découvertes sont mes cartes postales, mais mes mouvements et mes avancées.
Les enfants restent plus simples. Comme tous les samedis matins, notre fille cadette nous demande d’aller au Negishi park. Il s’y trouve des jeux et une tyrolienne. A force de dire non et d’être accusés de promesses non tenues dont nous n’avons pas le souvenir – feinte ou réalité ? -, nous acceptons. Une dizaine de minutes en voiture représente un effort. Nous savons que nous attendrons, assis sur un banc. Lire ? Discuter ? Impossible vraiment dans un parc car trop d’interruptions.
Nous entamons le tour central pour atteindre l’aire de jeux où se trouvent des ruines malheureuses. « Pourquoi ont-ils gardé ça ? » Elles jouxtent quarante-trois hectares de résidences appartenant à l’armée américaine, une enclave annexe à la base de Yokosuka, en cours de restitution au Japon. Les négociations semblent prendre du temps. Qu’est-ce donc ? Des anciens miradors ? Nous nous approchons des panneaux : des anciennes tribunes, celles du premier hippodrome de style européen construit au Japon, opérationnel entre 1866 et 1942. Personne ne peut y entrer. Ces ruines se révéleraient parmi les favorites des explorateurs urbains japonais.
Comme annoncé, nous finissons sur un banc et nos filles disparaissent. Nous nous taisons, lézards que nous sommes à nous chauffer aux rayons de l’automne. Je regarde le défilé au toboggan. Les enfants qui essaient de doubler, notre fille cadette tente de monter les escaliers par la rambarde :
« Non, non, pas ici ! Nous sommes au Japon ! » Les mamans glissent avec leur petit. Les papas surveillent depuis le bas. Les garçons ajoutent une luge d’été en forme d’assiette et entreprennent de glisser plus vite. De jeunes adolescentes jouent au loup et font quelques descentes. Il n’était pas si loin le temps où elles faisaient des tours inlassablement : monter les escalier, faire la queue, descendre, contourner le toboggan, monter, la queue, glisser, atterrir, contourner. Nous avons oublié.
A observer ainsi ce ballet ordinaire, toujours le même, le samedi après-midi avec nos filles et bien avant, étudiante et baby sitter, et encore avant, enfant, ce ballet ininterrompu depuis quarante ans, qu’il soit dans un village, une ville de Bretagne, notre vallée ou dans un parc, jamais je ne me suis sentie à ce point au Japon, sans que je puisse me l’expliquer.
Le soleil déclinait, nous commencions à avoir froid, il était temps de rentrer. Notre fille cadette jouait au sable, assise en tailleur, sans ennui à presque neuf ans. Les ruines dominaient maintenant, le soleil de l’après-midi les avait réchauffées et il me reste d’elles la plus belle vue de cet automne dont je n’ai que peu profité. Ces ruines étaient devenues élégantes et le lieu dépendait finalement d’elles. Je suis retournée à mon banc pour prendre quelques photos et parcourir les allées et les vues de la ville.
Depuis, je vais une fois par semaine au Minton house. Je retrouve monsieur Minton, son jazz encyclopédique et le plus chaud que je connaisse, à me demander comment il peut exister, des clarinettes à vous réchauffer le corps en guimauve que même les larmes demandent leur reste (4) ou des rythmes d’au revoir revient (5). Il boite toujours. J’espère qu’il va tenir le coup. Je retrouve des habitués âgés du lundi, et du mercredi. Ils m’ont souri la dernière fois : « Mata ashita ». C’est comme cela que j’ai retenu le mot
« demain », « ashita ». Je demande à monsieur Minton s’il m’autorise à photographier la jaquette d’un disque quand un morceau m’emmène. Je le voudrais aussi pour cet autre mais je crains de lasser. Je m’installe au Minton à mesure que les habitués s’habituent à ma présence. Ils parlent peu et battent la mesure, l’un avec le pied, l’autre avec les doigts sur la cuisse. Je m’assois toujours à la même table, j’ouvre mon ordinateur et mon cahier et commande un thé chai ou une citronnade. Quatorze heures arrivent trop vite et je me reproche toujours de ne pas arriver assez tôt. Je cours à la maison et cherche le morceau sur internet. Celui-là je l’ai découvert dans un film des années mille neuf cent quatre-vingt-dix dont je n’ai plus le nom, ni l’histoire, seule la musique (6). A force de ne pouvoir abandonner, je finis par trouver (7). Il manque les enceintes du Minton.
Le week-end nous allons nous promener au bord de la mer, observer les pêcheurs, les balades de hérissons domestiques et boire des vins chauds au marché de Noël du Red Brick Warehouse (8). Avec nos verres, nous prenons une table au bord de la patinoire éphémère et sous les lumières de Minato Mirai pendant que nos filles patinent. Une note de jazz au piano après l’autre accompagnent les patineurs dans leurs ronds calmes et silencieux. Nous discutons. Les dimanches soirs ne sont plus traînants. C’est à deux pas de chez nous et L. me dit que c’est extraordinaire.
- Voir l’article In other words, I love you
- « Choisir, c’était renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste et la quantité nombreuse de ce reste demeurait préférable à n’importe quelle unité. » André Gide
- Voir l’article Patchwork
- Benny Goodman, Memories of you (musique : Eubie blake)
- Count Basie Jam, Bookie Blues (Live), Montreux 77
- Swing kids, Thomas Carter, 1993
- Benny Goodman, Sing sing sing, (musique et paroles de Louis Prima, 1936, reprise par Benny Goodman en 1937)
- Anciens entrepôts en briques rouges
Chère madame Kawaii
Ce texte est tout simplement magnifique et envoûtant. Il m’embarque dans vous lire madame Kawaii, il m’embarque dans votre sac à dos. Sans m’en rendre compte, je me suis retrouvée tel un jeune enfant porté derrière vous, regardant où vous regardiez, entendant votre respiration et me mettant par mimétisme au rythme de la vôtre ! Observer et vivre le quotidien, les arbres, la nature, les habitués d’un lieu, les animaux ou insectes s’invitant. Vivre le quotidien en respirant pleinement ce qui s’y déroule. Être présent s’agit se partage et à des effets extraordinaires.
Merci madame Kawaii pour vivre avec vous ce temps de présence. Je vais quitter votre sac à dos. Je repars avec un trésor intérieur.
A très bientôt près d’un vin chaud !
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Merci Annie pour votre voyage en sac à dos et merci de partager vos perceptions. Je suis touchée et heureuse. Je ferme ce message avec de la chaleur dans le cœur comme un bon morceau de jazz au Minton 😉
Je vous embrasse.
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Quelle douce manière d’entrer dans le temps de l’Avent, en faisant confiance aux filles qui vous poussent à être près d’elles, simplement : 1/Assis sur un banc à observer 2/Assis sur un banc à boire un vin chaud. Tyrolienne et patinage : c’est tellement loin des préoccupations digitales. Profite !!
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Merci Delphine pour tes mots. Oui, je n’avais pas réalisé mais il s’agit de grand air et de joies simples. Et j’ai appris davantage à m’asseoir sans attentes particulières et regarder. Il se passe beaucoup de choses ainsi, pleines et sereines. J’espère qu’il en est de même pour toi.
Grosses bises.
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Je sens d’ici l’odeur du vin chaud !
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😉 😉 😉 Et tu n’y échapperas sans doute pas !!! Pour notre plus grand bonheur à tous.
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Merci, merci de cette balade ! Merci de nous avoir emmenés avoir toi !
Au fil de tes lignes j’ai découvert les ruines, le parc, le plaisir de déambuler sans se presser, le plaisir de prendre son temps, le plaisir pour de se laisser porter par le mouvement, le plaisir de découvrir du charme à ces ruines, puis le plaisir du jazz au Minton House !
Quelle ambiance !
Merci de partager tout cela avec nous, ta plume nous emporte bien loin de la France et de son actualité morose.
Plein de bises
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Merci Chris !!! Et merci d’autant plus que je connais ta charge et la période qui s’annonce pour toi, loin des déambulations inspirantes… Alors tant mieux si mes pas sont des fenêtres, des portes, des jardins, des espaces, des musiques où s’évader…
Bon courage… Tu es en train d’inventer le marathon à embûches 😉 Je n’ai pas trouvé de jeu de mots un peu moins c..
Grosses bises
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