Après trois nuits et à peine trois jours, nos amies ont repris la route pour Kyoto et Hiroshima et Hakone. La maison se trouvait silencieuse à nouveau. Il faisait gris et froid et Pépette ne venait pas.
Mardi, elles souhaitaient découvrir Tsukiji à Tokyo, l’ancien marché au poisson que je ne connaissais pas, un des dix incontournables (1). Je suis devenue la Bourguignonne indifférente qui ne visite pas l’église romane du XIème à cinq kilomètres de chez elle ou la Parisienne qui n’a plus fréquenté le musée d’Orsay depuis vingt ans.
La vente aux enchères du plus gros marché de poissons et de fruits de mer du monde a déménagé à Toyosu (2), moderne, hygiénique, aseptisé. Monsieur Pernoud ne se tient malheureusement plus là pour raconter. A Tsukiji, le badaud pouvait assister à la criée de thon, côtoyer les restaurateurs et les acheteurs. Tout cela se révèle bel et bien terminé : propreté à désirer et certains touristes encombrants. Mais à Tsukiji, il subsiste le marché extérieur, toujours ouvert.
Je n’avais aucune image de Tsukiji, les façades, les rues et les allées, les gens, les marchandises, les étalages et leurs arrières, les kitschs, les animaux empaillés recouverts de plastique, le crocodile, l’ours blanc, le panda que je n’ai pas pu photographier, trop cela faisait trop, le scalp d’un thon nettoyé.
Y déambuler en bonne compagnie, s’arrêter et observer, et faire son déjeuner des mets exposés aux échoppes est un ravissement : ici une boulette de porc, là une brochette de thon cuit sur le gril et au chalumeau, aspergé de saké et aromatisé de sel et de poivre, fondante, là une d’octopus arrosés de sauce soja, le petit monsieur de ces habitués n’a pas ouvert aujourd’hui, certainement meilleur que cet étal donnant sur la grande rue, revenir, puis des sushis pris dans les différentes parties du thon, vous goûtez la différence, l’impression de devenir davantage connaisseurs, mais je n’y tiens pas, une noix de Saint-Jacques à deux pas, cuite également sur le gril et au chalumeau, un peu décevante, préférer sans doute la langouste, revenir donc, et pour finir une brochette d’omelette japonaise ou tamagoyaki (3).
Les envies et les plats se montrent meilleurs partagés :
« J’essaierai bien des yakitori (4).
– Allez, je vous laisse la dernière bouchée.
– L’huître aussi grosse qu’un steak, je n’y tiens pas.
– L’oursin non plus, non ? »
Le ciel était bleu, la température douce, les enfants instruits par leur maître, rien ne nous pressait. Des airs de vacances.
Un vendeur de pois et sa présence magnétique a offert un magnifique sourire à l’appareil. Un autre en face, quatre-vingts ans au moins, a décidé depuis longtemps de lui disputer les attirances et portait une paire de lunettes blanche sans verre, un côté carré, l’autre rond. Le cuistot de brochettes de thon dans une rue moins fréquentée parlait quelques mots dans la langue de ses clients et proposait de coller une gommette sur une carte du monde. Nous avons visé Lyon. Je crois qu’il commençait son business et peut-être une nouvelle vie. Deux pépés se sont attablés dans la rue, des habitués sans doute, que le cône de chantier et les drapeaux des kakemono léchant leur visage ne semblaient pas déranger. Des lycéennes en uniforme étaient dispersées dans les restaurants et les boutiques. Avec l’une d’entre elles, nous nous sommes croisées plusieurs fois, et reconnues, et souries. Je n’ai pas pensé à ces photos et le regrette. Il me reste le constat heureux de distances qui s’atténuent à mesure du temps passé ici.
Certains se demandent ce que deviendra ce marché. Des rats d’égouts d’environ vingt-cinq centimètres de long – la précision semble importante – infecteraient les lieux (5). Y retourner néanmoins, tout en se sentant soulagée à cette heure d’avoir digéré ces découvertes depuis trois jours. Et regretter que les marchés français n’offrent pas ces repas gastronomiques sur le pouce.
Après une pause et un café et des discussions de retrouvailles, le jardin de Hama Rikyu se situe à une dizaine de minutes. Avec ces tours qui le gardent, il détient toujours à mes yeux une image de promoteurs immobiliers, mais une belle image. Le jardin se transformait avec la lumière déclinante, désert et calme. Des jardiniers restauraient des allées. D’autres spécialistes inspectaient les portes des écluses. Quatre autres sur leur échelle taillaient un pin tout en bavardant, leur longue file de camions se trouvant parfaitement alignés au point qu’il me fut impossible de la photographier intégralement. Ils devaient bénir ce jour, comme nous, pas trop froid, ni trop chaud, les promeneurs rares.
Depuis Hama Rikyu, il est possible de prendre le bateau et rejoindre Asakusa et le temple Senso-ji, une des destinations préférées des touristes :
« Un quartier resté traditionnel, où l’on retrouvera les images de l’ancienne Tokyo, assure mon Cartoville.
– Il faut découvrir Asakusa comme un témoignage assez unique du Tokyo d’avant le grand tremblement de terre de 1923 », précise mon guide idéal (6).
Pour nos amies, je ne peux faire l’impasse.
Sur les bords de la rivière Sumida, la lumière s’éteignait, rasante et chaude. Nous nous laissions bercer. Je ne me lassais pas de prendre des photos. Par une belle journée, il faut peut-être admirer le soleil se coucher depuis ce pont. Encore des commerces, encore des échoppes. Celles-ci ont fait notre goûter avec des mochi (7) : les dango (8) et les daifuku (9), rapportés pour le dessert du soir. Et des monaka, mini gaufres l’une sur l’autre fourrées d’une pâte de haricot rouge.
Pour la quatrième fois, je mets les pieds dans ce quartier, sans l’avoir apprécié jusque-là. Trop de touristes, trop de négoces, trop d’images convenues, organisées et rutilantes à l’image du rouge de ce temple. Je n’y trouve pas « mon » Japon. La première, il faisait nuit, au cours de mon voyage initial, les repères à l’envers et pas un chat, étals clos ou sur le point. Je rencontrais des clients, sur mes gardes, pas le Japon. J’avais révisé avec fièvre des arguments, des présentations et des humilités, sûre de me faire manger par un patron aux manières de samouraï, pas des visites. La deuxième, très contrariée. La troisième, impossible de tirer une bonne fortune malgré trois tentatives. En devins-je vexée ? La quatrième, mardi, je me suis abstenue et laissée faire et apprécié avec les yeux neufs du voyageur qui arrive. La nuit et le vent nous ont ramené à la maison.
Y revenir avec une amie, louer un kimono, prendre le temps de parcourir les rues et les boutiques sur nos petits pas, déjeuner à ce restaurant recommandé par une habituée, tirer la fortune et prononcer une prière, s’offrir un tour de pousse pousse, visiter le quartier, attendre la nuit sur le pont, discuter, rire, prendre des photos, former des idées, se rappeler des histoires et des moments, se fabriquer de nouveaux souvenirs, rendre le kimono, prolonger la journée, pousser jusqu’à la Tokyo Skytree et dîner, et rêver, et rentrer, fatiguées et heureuses.
Ces journées sont rares. Selon l’adage « ichi-go ichi-e » introduit avec la cérémonie du thé, « une fois, une rencontre », la journée de mardi a passé tel un trésor. Elle ne reviendra jamais. L’alchimie ne se décide pas. Elle s’est produite le lendemain de la journée la plus déprimante de l’année (10).
- Voir l’article Patchwork. Cartoville Tokyo, Gallimard.
- Toyosu, Le nouveau marché au poisson de Tokyo, Kanpai !
- L’omelette japonaise tamagoyaki, Vivre le Japon.
- Yakitori : brochette japonaise, dont chaque morceau a la taille d’une bouchée, cuites sur un gril. Elles sont traditionnellement à base de poulet.
- Tsukiji, Le plus grand marché au poisson du monde, Kanpai !
- Tokyo, le guide idéal, Jérôme Schmidt.
- Mochi : pâtisserie traditionnelle confectionnée à base de riz gluant.
- Dango : brochette de trois boules de mochi.
- Daifuku : mochi fourré à l’anko, pâte de haricot sucrée.
- Voir l’article Maux de l’hiver.
Que c’est agréable de se laisser emporter avec toi Marie-Pierre. En voyage depuis mon fauteuil…. Est ce toi en kimono sur la première photo ? Bises
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Merci Delphine pour tes mots positifs. Je suis heureuse de t’avoir offert cette échappée et j’espère qu’elle aura eu une influence heureuse sur ton week-end. Grosses bises 🙂
PS : ce n’est pas encore moi sur ce kimono 😉
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Quelle belle balade !
Le marché semble riche de découvertes.
Que d’arbres somptueux dans le jardin… Ils semblent avoir tellement de choses à raconter.
Ne te souhaitons cette future journée en kimono et avons hâte de recevoir la photo
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Merci Stéphanie. Je suis heureuse que tu profites de cette nouvelle promenade que je découvrais pour une partie.
Oui, je croise une nouvelle fois les doigts pour cette journée en kimono : les idées et les initiatives viennent peu à peu… On verra si l’alchimie est bonne. Parfois, plusieurs occurrences sont nécessaires.
Bonne continuation à toi et bonne reprise demain
Grosses bises
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