Après trois semaines, je reprends la plume. « Mes » lectrices et lecteurs m’ont beaucoup manquée. Je me tâte après une si longue absence. Quels sujets valent la peine d’être dits ? Et par quoi commencer ? Il serait malaisé d’en définir la tête.
Expliquer d’abord le silence, en raison de la visite d’amis dont nous avons voulu profiter.
Donner l’état de l’épidémie, ici au Japon. J’ai censuré un article, le jour du décès du docteur Li Wenliang. J’étais triste et inquiète. L. a répondu qu’il ne se sentait pas si soucieux. Ce texte risquerait d’effrayer « tout le monde ». Autant garder mes émois, et l’âme peinée et compatissante du docteur Li Wenliang, et saluer seule, à travers lui, la part d’humanité et de courage de la Chine. Après, j’ai arrêté de compter les malades et les morts, le matin dans mon lit. Mes « pourvus que » ne pourraient pas endiguer l’inexorable s’il survenait. Nous étions à soixante et un cas dans le port et vingt-cinq dans le Japon, majoritairement des rapatriés japonais de la région de Wuhan (1).
Nos amis sont arrivés. Le Japon se trouvait informé et il n’existait pas un foyer de coronavirus dans lequel « on » laissait la population vaquer librement pendant qu’« on » tapait sur la tête de médecins visionnaires et protecteurs. Le système de santé japonais semblait performant. Apaisée, je suis allée jusqu’à blaguer avec d’autres amies : « Yokohama… entre les aventures rocambolesques de Ghosn et la croisière s’amuse… » qui ne s’amusait plus tellement.
Le Diamond Princess séjourne de l’autre côté de la baie. Je le vois depuis le promontoire du Harbor view park. Les premiers étrangers arrivés à Yokohama y observaient déjà leurs bateaux de commerce. Suivre le roman feuilleton de cette quarantaine invraisemblable ou analyser la gestion de la crise par le gouvernement japonais me fatigue par avance :
– « Des mesures de quarantaine remises en question alors qu’une femme est testée positive après avoir quitté le bateau de croisière » (2) : elle a pris le train à Yokohama pour rejoindre son domicile ;
– « 23 passagers non testés avant de quitter le bateau de croisière à Yokohama » (3).
Kafka dans mon dos se frotte les mains. Les Japonais figurent parmi les champions de la procédure. L’exceptionnel constitue une trop grande déroute. Ils s’en défendent : « Le navire n’était pas conçu pour être un hôpital. Le navire était un navire. » (4) So what ? Là se trouve peut-être l’occasion de trembler et de tourner nos têtes suppliantes vers l’ambassade de France au Japon.
Lundi dernier aux informations, le ministre de la santé exhortait la nation à éviter les foules et les rassemblements (5). Le virus avait brouillé les pistes et « le Japon entrait dans une nouvelle étape ». Avec nos amis, nous avons annulé notre visite au marché aux poissons. Depuis, je cherche des chiffres et des publications : taux de létalité chez les 40 – 49 ans, 0,4 %, 10 – 19 ans, 0,2 % (6). Je ne me considère pas spécialiste pour évaluer la valeur de ces données scientifiques qui appartiennent déjà au passé.
Le Japon compte 160 cas en dehors du Diamond Princess, depuis hier lundi, et le pays se tient maintenant à un tournant critique, selon les experts (4). Toujours selon les experts, le virus peut être transmis pendant sa période d’incubation par des patients asymptomatiques. Olivier Véran affirme lui, la parfaite inutilité des masque (7). Alors, nous nous lavons les mains dès que nous le pouvons, à la sortie des transports, dans les cafés et les restaurants, au distributeur automatique, à la maison. L. prend une douche en rentrant du travail. Sur les bons conseils d’une amie, et quand je ne les oublie pas, j’ajoute des huiles essentielles à nos moyens de prévention. Et nous portons nos masques, quand je ne les oublie pas eux non plus, et les économisons, malgré Véran. Nous louons les longues bourrasques du week-end. J’imagine le virus tourneboulé, incapable de prendre sa respiration et mourir, porté loin vers les montagnes inhabitées. Quand il n’y a plus de vent, il reste les prières. J’ai rappelé mes « pourvus que » afin d’empêcher ce foutu virus de muter méchamment.
Hier soir dans mon lit, quand le cerveau a lâché la tension et que le pas de côté est devenu nécessaire, j’ai ri de nous, excusons mon irrévérence pour les paniqués, les malades et les morts. Wuhan déserté, des coco qui étouffent l’affaire, l’épouvante, les tête qui tombent, un martyr, rien que nos bouquins d’histoire ne nous aient déjà appris depuis l’URSS, si ce n’est le pouvoir du petit livre rouge, peut-être ébranlé par ce bout de chose.
J’ai pensé à l’OMS aussi. « Oh oui ! », pourrions-nous nous exclamer avec enthousiasme. « Oui ! Oui ! Oui ! Racontons-nous l’histoire de l’OMS ! Tordons-nous jusqu’aux larmes avec l’OMS ! » L’institution remarque des
« erreurs de formulations » dans ses rapports. Le 28 janvier, elle signale qu’une coquille s’était glissée malencontreusement dans ses déclarations :
« modérée » fut formulée par inadvertance, à la place d’« élevée » (8). Heureusement pour nous, l’OMS n’avait pas changé son évaluation du risque. Dès le mois de janvier, nous pouvions nous rassurer, l’affaire du Covid-19 se trouvait entre de bonnes mains.
Exactement trois semaines après, l’OMS avertit et gronde cette fois, dans le viseur, les Etats-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, les anglo-saxons de préférence plus pragmatiques que le reste de l’humanité, contre toute mesure « disproportionnée » : « Non. Non. Non. Ce n’est pas bien, les gars, de fermer vos frontières aux étrangers venus de Chine. Surtout qu’il y a beaucoup de Chinois. Qu’est-ce qu’ils vont penser, les Chinois ? » L’OMS se veut rassurante (9). C’est toujours dans Le Figaro. Ah ! Mon ami Beaumarchais, je t’aime.
Quatre jours plus tard, l’Italie s’invite à la fête, et crac, « La propagation du coronavirus inquiète l’OMS » (10). Il paraît que cette fois, tous les états en ont pris pour leur grade. Ghebreyesus a piqué sa crise et a filé une bonne rouste à tout le monde : « Ce virus est très dangereux. C’est l’ennemi public numéro un et il n’est pas traité comme tel » se serait-il alarmé. « Vas-y, Ghebreyesus ! Montre-leur de quel bois tu te chauffes ! »
Certains ont tenté de faire passer Ghebreyesus pour une girouette incompétente, comme cela, à l’emporte-pièce. Je trouve ces personnes au mieux peu chrétiennes, le virus s’avère retors et l’heure trop grave. Au pire, elles briguent sa place. Je suspecte un complot plutôt qu’un retournement de veste magistral que mon esprit ne peut concevoir. Pour cette raison, j’emploie le conditionnel : « se serait-il alarmé ».
Mais le jour de la crise de Ghebreyesus, l’OMS se veut toujours un peu rassurante et « refuse, […] de parler de pandémie ». Elle considère qu’il y a
« des épidémies différentes, montrant des phases différentes » (11). Le lendemain, allez savoir pourquoi, Ghebreyesus s’est peut-être fait engueuler, l’OMS évoque un risque de pandémie (12).
Je crois que Ghebreyesus, « et bien », il ne sait pas comment nous l’annoncer (tournure journalistique télévisée). Il faudrait peut-être le lui dire, que nous sommes des grandes personnes. Il faudrait peut-être l’aider : nous le savons déjà.
Maintenant, je manque d’énergie pour évoquer la situation ahurissante du Diamond Princess à quelques encablures de ma maison, de ces italiens claquemurés dans leur ville du jour au lendemain, les compteurs affolés, l’armée sur les routes, check-points en goguette, chasse à l’homme minutieuse à la recherche du mystérieux patient zéro (13), un truc de James Bond. Si j’étais lui, je vous l’assure, je me planquerais bien et n’avouerais
rien : les yeux de la planète entière, j’exagère, de l’Europe entière, rivés sur lui. Salaud !
Les marchés financiers, ça (le fameux « ça » des journalistes télévisés : « Combien
« ça » va coûter ? »), « ça » fait moins rire. Entre nous, nous pouvons nous l’avouer. Il faut savoir garder quelques retenues et ici demeure notre religion sacrée. Quelle sera donc la prochaine étape ? Pour ma part, j’imagine des martiens débarquer sur notre planète, élevant Ghebreyesus au rang de héros planétaire incompris. Je ne vois plus que « ça ».
Toujours dans mon lit, j’ai pensé cette nuit que le monde devenait fou. Il s’avère que cette pensée figure au rang des mauvaises banalités. Alors, je me suis ravisée : « Non, non, Mme Kawaii. Tu sais bien qu’il est fou depuis longtemps, depuis ton enfance, même bien avant. Mais pour ce qui te concerne, tiens ! Tchernobyl, la suffisance d’un petit chef, Fukushima, des calculs statistiques erronés et l’imagination de l’humanité en berne, le World Trade Center, le fanatisme au visage grotesque d’un canular numérique, le carnage du Bataclan, une redite, avec la french touch, les guerres de Yougoslavie en Europe, toutes les guerres, le mortel déni face au changement climatique, des caméras de surveillance contre des écoles, et j’en passe. Le monde était déjà fou et le coronavirus est fou, comme lui. Il semble aiguillonner notre folie, voilà tout. Allez, ne t’en fais pas Mme kawaii, dors bien et à demain ! »
- 41 more cases of coronavirus found on cruise ship in Yokohama, The Mainichi, 07 Février 2020
- Quarantine measures questioned as woman tests positive after leaving cruise ship, Japan Today, 23 Février 2020
- 23 passengers not tested before leaving cruise ship in Yokohama, Japan Today, 23 Février 2020
- Gov’t panel, responding to criticism, says cruise ship not designed to be hospital, Japan Today, 25 Février 2020
- Avoid crowds and non-essential gatherings, health minister urges, Japan Today, 17 février 2020
- Vital Surveillances: The Epidemiological Characteristics of an Outbreak of 2019 Novel Coronavirus Diseases (COVID-19) — China, 2020, China CDC Weekly
- JT de 20 Heures du dimanche 23 février 2020, France 2 (10 min 09 s.)
- Coronavirus : l’OMS passe la menace à «élevée» à l’international, Le Figaro, 28 janvier 2020
- Coronavirus : plus de 2.000 morts, l’OMS se veut rassurante, Le Figaro, 18 février 2020
- La propagation du coronavirus inquiète l’OMS, Le Monde, 22 Février 2020
- Coronavirus : l’épidémie s’étend en Corée du Sud, deux morts en Italie, Le Monde, 22 Février 2020
- Coronavirus : la contamination s’accélère dans le monde, l’OMS évoque un risque de « pandémie », L’Obs, 23 février 2020
- Coronavirus : en Italie, la traque impossible du patient zéro, L’Express, 24 Février 2020
Un récit moitié rassurant moitié inquiétant.
Courage.
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Bien vu 😉 Quoi penser avec tant de rebondissements et messages contraires ? Histoire à suivre… 😉 Bises
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