Après trois jours d’une purée de pois, le Fuji est enfin apparu hier matin. L’école terminée, nous avons réveillé nos corps engourdis et repris nos habitudes, pique-nique et bicyclette.
Nous voulions rejoindre le jardin Oishi sur la rive nord. Premier arrêt au sanctuaire Fuji Ômuro Sengen à la recherche d’une révélation. Laquelle de nous trois a mangé les chocolats en douce ? Déjeuner face au Fuji san. Photos au bord de l’eau, couleurs des embarcations sur le bleu, nouvelles pistes à découvrir, clapotis du lac sur les berges. Un homme en combinaison préparait son potager près du rivage, sa maison en contre-haut avec vue sur la montagne. Le type le plus heureux de la terre peut-être. Retour par le pont. Le vent soufflait moins fort, nous pûmes traverser les pieds sur les pédales. Le vent tomba, nous savourions la lumière, quelques notes lancées par les oiseaux, l’odeur des pins, le calme des paysages et des pêcheurs. Un vieux monsieur le même à la même heure, tiré par son vieux chien shiba en laisse (1), attachée à sa poitrine.
Un peu plus loin, un grand-père bronzé, les traits creusés, petit et sec, traversa devant notre fille à l’arrêt. Il pointa du doigt la droite, puis la gauche, et sembla tirer un trait imaginaire sur la terre, la voie est libre dans la tête. Un ancien cheminot, je pensai. Un autre vieux fou pour qui ne sait pas (2). Chaleureux, il demanda à notre fille si elle parlait le japonais. Il sembla nous quitter à regret. Enfin, le coffee truck stationné sur le parking du sanctuaire, ici nous bifurquons, la pente à monter jusqu’à la maison, le Fuji droit devant nous tel un appel, là j’en ai bien profité. Le grand air pendant plusieurs heures.
Aux balançoires, un homme m’accoste, la soixante-dizaine. Comment se fait-il que des touristes circulent encore ici ? Nous habitons Yokohama. Avez-vous voyagé récemment ? Non. Non. Je m’attendais à cette discussion tôt ou tard. Il est inquiet et doux en même temps. Pas de cas à Kawaguchiko mais à Kōfu, la préfecture, dont un bébé de un an. Il parle bien anglais, craint une déferlante. La veille ou l’avant veille, il s’était rendu aux funérailles d’un ami. Ces rassemblements que l’on ne peut éviter, un ami, vous comprenez. Oui en Italie, et peut-être en France. Vous savez pour l’Italie ? Oui il sait. Bien sûr que oui. Certains articles peu rigoureux du Monde donnent du crédit au fait que les Japonais connaissent peu ou mal la situation en Europe (3). Je vérifie, c’est de bonne guerre. Mais je poursuivais la discussion avec mon inconnu. Le Japon ne dépiste pas, tous ces malades silencieux, « silent patient », comme il les appelle. Il m’exhorte à protéger nos filles et moi-même. Quant à lui, il sait l’issue s’il l’attrapait. Non. Non. Un homme âgé de quatre-vingt dix ans s’en est sorti en France. Il répond avec des pourcentages, évidemment. Il habite à Kawaguchiko, portait un immense appareil photo, je veux dire, l’objectif, et venait photographier le Fuji à cette heure exquise. Sa braguette était restée ouverte. Je n’avais pas le cœur à rire. Cette braguette disait du moins, tout n’est pas si tragique. Je trouvai cet homme un peu perdu et il me fit de la peine. Pour le rassurer, j’aurais voulu partager un thé. Pour le rassurer, il eut fallu qu’il ne m’ait pas croisée. En poursuivant mon chemin, je me retournai et le regardai photographier le Fuji, l’objectif figé sur la montagne. Il devait reprendre des forces et des sagesses.
Nous continuons à vivre un confinement souple. Je crois avoir accepté une gestion différente du Covid-19 par le gouvernement japonais, confrontée à la barrière de la culture et de la langue. De toutes les manières, aurais-je mieux compris celle de mon pays ? J’ai révisé des définitions. Héros : combattant extraordinaire qui par sa seule bravoure et son sens du sacrifice sauve une partie ou l’ensemble de l’humanité. Héros : somme d’humains ordinaires qui. Qui quoi ? J’ai davantage intégré le lieu où j’habite. Tokyo la ville, et ses quatorze millions d’habitants, plus peuplée que l’Ile-de-France. Tokyo la mégalopole où je vis, et ses trente huit millions d’habitants, plus de la moitié de la population française rassemblée autour d’une baie. Abe ne veut pas éteindre le poumon du pays. Koike le voudrait. Certains l’ont fait, d’autres pas. Abe détient le pouvoir. J’ai intégré les chiffres et j’aimerais rester à Kawaguchiko, nos filles également.
Aux dernières nouvelles de la fin du mois de mars, les écoles devaient ouvrir lundi 06 avril (4), au cas par cas depuis hier (5). Report au 06 mai à Tokyo. Je n’ai pas d’information concernant la préfecture de Kanagawa. Le 13 avril pour nos filles, à cette date.
Avec le beau temps revenu sur le lac et au pied du Mont Fuji, je fais la paix et j’arrête de lutter.
- Shiba : race de chien originaire du Japon
- Connu en japonais sous le terme shisa kanko (指差喚呼), le pointage-et-appel s’appuie sur le principe d’associer ses tâches à la voix et aux gestes, un système appliqué par les conducteurs de train et le personnel de gare. Voir Pourquoi au Japon les conducteurs de trains et les agents pointent tout du doigt ?
- Report des Jeux olympiques : la décision du Japon entachée par un manque d’anticipation et des calculs politiques, Le Monde, 25 mars 2020
- Guide to reduce virus risks issued for Japan schools before April reopening, The Mainichi, 24 mars 2020
- Japan education officials divided on reopening schools amid COVID-19 outbreaks, Japan Time, 02 Avril 2020
Cet endroit est magnifique … Merci de nous partager tout ça 🙂
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Et merci d’avoir osé votre message qui me fait très plaisir ! A très bientôt pour d’autres partages 🙂
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J’aimerai tellement, tellement y être 🙄
3 semaines de confinement…on s’accroche…
Merci pour ce grand bol d’air ! Superbes photos 😊
Nan mais la braguette…🤣 Allez, avoue, tu as hésité combien de temps à mettre / ne pas mettre cette info dans l’article ? 😉🤣
Profitez bien, prenez soin de vous😘
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Smiley qui rit, smiley qui rit, smiley qui pleure de rire, smiley qui pleure de rire, smiley fou de joie, smiley fou de joie… Je n’arrive toujours pas à les insérer… Ton commentaire est tellement juste… Je me suis dit que tu me connaissais vraiment très bien sur le sujet. J’ai beaucoup hésité, eu égard à ce monsieur inquiet et doux, un peu perdu, et le contenu de notre discussion… mais… mais… finalement, cette étourderie nous arrive à tous et surtout, apporte un brin de légèreté dont nous avons tous besoin.
Merci pour tes mots, tes lectures… heureuse que tu aies pu profiter de ce grand bol d’air. Un jour, très bientôt je l’espère, ce sera à nouveau possible… et nous savourerons chaque seconde, notre santé et le simple fait de pouvoir nous promener…
Bon courage pour la fin de cette troisième semaine !!! Et à très vite 😉 – celui-là, je sais le faire.
Je t’embrasse chaleureusement.
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Merci pour ce partage Marie-Pierre, nous faire voyager en ces temps de confinement est le mieux que tu puisses faire ! ces photos sont magnifiques. On vous embrasse
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Merci Delphine pour ta fidélité et ce témoignage. Tu sais, j’hésite, car nous avons cette « chance » que tant de personnes n’ont plus… Je te fais confiance et je vais continuer… Nous rentrons à Yokohama demain… Une voisine me dit que les expatriés ne sortent plus. Il me reste d’autres souvenirs à raconter.
Bon week-end et bon courage surtout. Envoie des photos de ton jardin 🙂
Grosses bises
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Un grand merci pour ce récit et ces photo.
C’est tout simplement magnifique.
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Merci Stéphanie pour ton message ! Je sais combien tu aurais apprécié. Les bourgeons des cerisiers commencent à éclore ici. J’ai pensé à toi ce matin en faisant du vélo. Tu adorerais. Je t’envoie ces pensées 🙂
Grosses bises et bon courage !
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