All the things you are

En sortant de chez le coiffeur (1), la nuit tombait. J’opérai un détour par le Minton, prolonger mon escapade et vérifier sa fermeture. Sur mon chemin le long du canal, je notai le 7-Eleven (2) de mes factures, la porte à droite vers China town, puis repérai le salon de coiffure sur deux étages des débuts de Chika. J’enfilai la rue du Minton que j’apercevais dès l’angle avec le boulevard.

La devanture se voyait éclairée et la porte grande ouverte comme aux beaux jours. Des notes tranquilles s’échappaient dans la rue. Les horaires restaient inchangés, signés « Oidon ». « Moi » en dialecte de Kagoshima, la ville la plus au sud de l’île de Kyūshū, la plus au sud des îles principales du Japon. J’hésitai. Je n’y étais pas entrée depuis presque deux mois, une éternité par précaution. A travers la vitre, je voyai Oidon s’afférer, apparemment en bonne santé. J’entrai, peine perdue à chercher du gel, enlevai mon masque, personne n’en portait, et saluai. Oidon me reconnut, sourit, surpris, cela faisait longtemps.
« How are you ? I am worried for you.
– Hein ? Il ne comprit pas. J’essayai encore, je ne sais plus comment. Chai ?
Yes. Chai milk tea. Thank you. »

Oidon apporta une tasse et le sucre de son pas et ses doigts déformés d’octogénaire. Pour la première fois, je sortis Google et anticipai la traduction : « Je suis inquiète pour vous à cause du coronavirus ». Contrainte de faire confiance à Google, je lus : « Koronauirusu no sei de shinpaidesu ». Je compris qu’il me répondait les faibles cas à Yokohama. Il partit. Il revint. « Be careful. Oidon ne comprenait pas. Autre chose. I like the music, the place, j’hésitai, j’hésitai, you. » Il repartit, gêné je croyai. Son bras balaya l’air derrière moi. Quelle est cette hurluberlue sortie de nulle part avec ses phrases saugrenues ? Qu’est-ce qui lui prend ? Il changea de vinyle : Hawkins ! Alive ! At the village gate. Le premier morceau : All the things you are.

Tu es le baiser promis du printemps

Qui fait que l’hiver solitaire semble long.
Tu es le silence haletant du soir
Qui tremble au bord d’une belle chanson. (3)

Suspens grave du piano aux premières mesures, puis notes chaudes et enjouées du saxophone. Je me surpris à sourire. Le piano change dès lors de ton et répond en second, entraîné dans la course folle et joyeuse de la vie. Joue piano ! Solo ! Si tu as peur, il reste le batteur. Et si le batteur tombait, la contrebasse viendra. Piano, tu ne l’avais pas entendue, la contrebasse. Ni le batteur. Avoue ! Tu te tairas. Tu la laisseras un peu pincer des doigts, n’est-ce pas ? Montrer ce qu’elle sait faire. Les quatre reprendront en coeur avant peu. Allez saxo ! Où étais-tu passé ? Hymne. Essayons quelque chose de nouveau ! Et si la trompette nous rejoignait ? Imitation blagueuse. Ecoute ! Ecoute ! « Thank you. Thank you very very much ladies and gentlemen. » Le monde s’envola dans la soie du Minton. Il sortit par mes pieds battant l’air. Existe-t’il une chose plus heureuse ? Mais s’il disparaissait. « All the things you are. »

Ce fut la réponse d’Oidon cette fin d’après-midi-là. Je bus mon chai, restai le temps du vinyle et partis. Il devenait tard et prolonger s’avérait peu sage. « Arigato gozaimasu Oidon-san. » Six cent yens le soir, quatre cent le midi, je me le rappelai. « So desu ne. » (4) Il me souria, je le saluai, saluai les deux clients au bar et sortis, me désinfectai les mains et remis mon masque. Ne pas revenir avant quelques semaines. Dans la nuit, la circulation, les phares des voitures et les piétons sur les trottoirs. J’avais retrouvé le nez dans l’écharpe, les mains dans les poches d’un manteau, la solitude, quelques vigueurs, encore les songes préoccupés.

Ah Madame Kawaii ! On ne saurait faire boire un âne s’il n’a pas soif. Qui plus est, amateur des complaintes noires des opprimés. Qui plus est, petit garçon pendant les privations, les kamikaze, les bombardements et les sans mots de la guerre (5). Où s’était-il caché ? Consolation en échos chevillée au coeur. Et puis, tu ne braies pas le même cri. Lui aussi a besoin de manger. Allez, va et continue à traîner tes guêtres au supermarché du quartier. Les précieux chocolats de Pâques à dégoter.

Aujourd’hui, je meurs de ne pas y retourner. Constater qu’il va bien. Jour après jour. Je visiterais mon grand-père très cher et un peu têtu, prodiguant ses puissants baumes d’antan à tous les affligés, les désertés ou les passionnés. J’écoute Nina Simone en terminant cet article. How it feels to be free.

J’aimerais que vous sachiez
Ce que cela signifie d’être moi
Alors vous verriez et accepteriez
Que chaque homme devrait être libre
» (6)

Les gracieuses conseillères d’Oidon. Je hocherais la tête : « Oidon, là ce n’est pas pareil. Il ne s’agit pas de chaînes. Il faut fermer. »

  1. Voir l’article Nos héritages
  2. Enseigne de commerce de proximité (konbini)
  3. « You are the promised kiss of springtime / That makes the lonely winter seem long. / You are the breathless hush of evening / That trembles on the brink of a lovely song. » Hawkins ! Alive ! At the village gate, Coleman Hawkins Quartet
  4. So desu ne : c’est cela.
  5. Le 17 juin 1945, la ville de Kagoshima est bombardée par des B-29 américains. La même année, les avions des kamikaze s’envolaient de la préfecture de Kagoshima.
  6. Nina Simone, Montreux 1976, How it feels to be free. « I wish you could know / What it means to be me / Then you’d see and agree / That every man should be free »

4 commentaires sur “All the things you are

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    1. Oh que oui !
      Je commence à tenir une liste de tout ce que je vais faire… Mais quelle sera la première chose ?
      Bon courage surtout ! Nous venons de passer presque une semaine dans le creux de la vague… Cela finit par remonter, tôt ou tard. Et tout cela aura une fin aussi.
      Bises et à très vite 🙂

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    1. Merci Eva pour ces mots qui arrivent à point nommé et qui me font très plaisir ! Cette fois, Kawaii a bien reçu tes deux messages. Un signe 😉
      Grosses bises et bon courage pour la reprise aujourd’hui.
      A très bientôt

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