Pour un thermomètre

Plus ou moins au moment où je racontais à une amie la déclaration de l’état d’urgence dans plusieurs préfectures au Japon, Abe l’étendait à l’ensemble du pays jeudi après-midi (1). 8 100 personnes infectés, 119 décès, annonçaient les chiffres de la veille (2). Ces derniers ne cessent de grimper, doucement mais sûrement. Le gouvernement se démène et anticipe les effets de la Golden Week qui débutera le vingt-neuf avril (3). Cette semaine de vacances nationale à la faveur d’un jackpot de jours fériés autorisent nos amis nippons à décrocher sans culpabiliser. Il s’agit désormais de les empêcher de faire les touristes dans leur pays. Nous vivons la saison la plus agréable de l’année. Le temps s’avère doux, les moustiques attendent pour attaquer, les pluies se tiennent à carreau et la chaleur étouffante de l’été ne reste encore qu’un mauvais souvenir.

Fort heureusement, il demeure parmi les avantages à la crise, le télétravail de L., plusieurs jours par semaine à la maison. Si nous négocions parfois des besoins opposés, silence de l’étude et des réunions téléphoniques contre tapage des jeux et des disputes, nous nous aimons encore assez pour partager nos repas et prendre davantage le temps en famille, le matin et le soir.

Comment cette discussion arriva sur le tapis à notre réveil ?

« Tu sais, « ils » prennent notre température maintenant au travail.
– Non. Tu ne me l’avais pas dit. Depuis combien de temps ?
– Je ne sais plus. » L. cherche et hésite. « Il y a trois semaines environ. » Il poursuit. « Il faut se méfier ici, parce qu’à trente-sept degrés cinq, officiellement tu as de la fièvre.
– Oui je sais. A l’école, c’est pareil. J’ai constaté ce chiffre sur NHK aussi. Certaines cliniques affirment refuser les malades à partir de trente-sept degrés cinq et plus (4). »

A ce point, il paraît utile d’interrompre ce dialogue et informer les lecteurs peu au fait des originalités de ce côté du globe. L’information se trouve répandue que les japonais en particulier, et les asiatiques en général, possèdent une température corporelle plus basse que celle du reste de l’humanité, à savoir trente-six degrés. Cette exception, concernant le Japon, s’explique par la somme des singularités insulaires d’un peuple dont le sang s’avère plutôt moins hybride que la moyenne.

Cependant, et afin de tatillonner un peu, je réalisai quelques fouilles. Je commençai par le Wikipédia japonais (5). Selon un sombre site, l’encyclopédie instruirait, à l’article « humain », les fameux trente-six degrés, pas moins qu’estampillés par le gouvernement japonais. Oui, Monsieur. Google traduction ne trouva pas la mention et je ne pus avérer l’histoire. J’appelai Jamy et la science (6). Trente-sept : température moyenne. Trente-sept deux : température idéale nécessaire au bon fonctionnement de notre organisme. Jamy n’aborda aucune exception. Je l’accusai de chauvinisme caucasien. Je « tombai » à la fin sur une YouTubeuse qui d’après ses propos, procéda à tout autant de recherches, tenta d’interviewer en vain des médecins français et japonais, contacta l’ambassade de France au Japon et finit par nous mâcher le travail. La conclusion s’avéra sans appel : l’humain dispose d’une température corporelle de trente-sept degrés, asiatiques compris, japonais aussi (7). Elle nous apprit, bénie soit-elle, que l’astuce réside dans la manière de prendre la mesure.

Ici, les commentaires sur YouTube deviennent intéressants. Certains comptent les grains de riz pendant le confinement.
– L’aide soignante ne mâche pas ses mots et confirme la voie rectale, la plus sûre. Elle en a vu d’autres, ma bonne dame.
– L’étudiant en médecine ajoute, très mignon, entre un demi et un degré en axillaire. Je tairai le nom.
– Viennent s’ajouter les butés du casque : « Moi aussi ma température normale c’est 36° ^^ et j’prend pas la température avec le thermomètre dessous le bras si vous voyez s’que je veux dire :’) ». Je n’ai rien modifié. Pardon.
– Les reconnaissants s’avouent soulagés de bazarder leur savoir obscur. Un de moins !
– Les malheureux s’arrête à témoigner de leur expérience. « On » les écoute.
– L’ennemi coréen de toujours comprend soudain : « Je suis comme le japonais donc ? ».
– Le belge ajoute son grain de sel, et mesure dans les oreilles. Il se marre, le belge. Vous n’y aviez pas pensé ?
– Le roumain ferme les yeux, c’est moins dangereux : thermomètre à trente-sept, même sous le bras. Tout ce que vous voudrez.
– Cette histoire de fesses, l’anglais la trouve « shocking ».
– D’autres questions surgissent : les dix mois de grossesse au Japon, une autre exception. Une explication ? Parlons-en !
– Sinon, elle fait comment la YouTubeuse pour apprendre le japonais ? Et qu’est-ce qu’elle recommande comme visa ? Et pour le logement ?
– Je passe la déclaration du lourd. Il se trouve toujours un trouble fête.
Les questions continuent.

– Et les prisons, ça se passe comment ? Faites un appel à un Ghosn !
– Et les chevaux ?
– Les français, remerciement reconnaissant à eux, savent clore une affaire et lance un débat : selon vous, le pourcentage de personnes utilisant la voie rectale dans l’hexagone, parce que moi, je ne connaissais pas ? Prude va ! Pain au chocolat ou chocolatine ?
Je ferme la digression, pardon, et je reprends notre conversation avec L., ce vendredi matin, tranquillement calés sur notre oreiller.

« Oui, enfin, « ils » savent bien que vous n’êtes pas asiatiques – je n’avais pas encore levé le voile.
– Mais « ils » s’en fichent complètement de ça, s’exclame-t’il. Hier, j’avais trente-quatre degrés deux. Il ne marche pas leur truc à infra-rouge sur le front. Pourtant, ça ne vient à l’idée de personne de se poser la question. »
Ahurie, je fis la déduction simple à laquelle le lecteur est sans doute parvenu avant moi : « Tu veux dire qu’un collaborateur qui a de la fièvre passe haut la main entre les mailles du filet ?
– Oui. C’est ça. »
L. se mit à rire et avoua : « On fait un concours avec mes collègues de covoiturage. A celui qui aura la température la plus basse. Avant de rentrer dans le bâtiment, on s’expose au vent pour se refroidir. La semaine dernière, mon collègue était à trente-quatre degrés un. C’est lui qui détient le record pour le moment.
– Vous devriez apporter des blocs de glace et vous les coller sur le front juste avant de rentrer. A ton avis, à quelle température quelqu’un va finir par réagir ?
– Ah ! Mais c’est ça le plus beau. Personne ne va réagir. « On » leur a dit de prendre la température et d’alerter à partir de trente-sept degrés cinq. Point.
« On » ne leur a pas parlé de minimum. Il y a vraiment des vedettes ici aussi.

– Nan ! C’est incroyable.
– C’est comme partout. Certains ne veulent pas se casser la tête. C’est
tout. »

Depuis ce récit, j’imagine la clique arriver le matin, le visage tourné vers le ciel, le nez au vent, à rire comme des gosses du prochain exploit. Ils auront préparé le coup : la climatisation la plus basse dans la voiture, les blocs de glace sur le front au cours du voyage, le t-shirt ou le marcel c’est selon, grelottant, les lèvres violettes, ils remettront la chemise à la destination. L’hôtesse à l’accueil saluera, visera le front et notera, sans la moindre expression, une hésitation subreptice, un geste désordonné, un battement de cil, un trait du visage qui se serre, la bouche qui se pince, une couleur sur les joues, une inspiration plus rapide, le stylo qui dérape ou refuse subitement de fonctionner : vingt-cinq degrés. Les compères se contiendront, sortiront les badges et passeront les bornes de contrôle, graviront les escaliers et avant de se disperser, se paieront une dernière tranche.

« Bonne journée ! »

  1. Abe declares nationwide state of emergency over virus spread, Japan Today, 16 avril 2020
  2. Coronavirus au Japon : le dernier bilan, nippon.com, 15 avril 2020
  3. Golden Week : la semaine de vacances au Japon, Kanpai !
  4. COVID-19: Hospitals pushed to the limit, NHK World – Japan, 09 avril 2020
  5. askfrance.me et Wikipedia
  6. Quelle est la température du corps humain ?, Les essentiels de Jamy, 15 mai 2018
  7. France Inter, 4 février 2020

8 commentaires sur “Pour un thermomètre

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    1. Merci Stéphanie ! Un bon stimulant pour reprendre le chemin du travail, retrouver ses collègues et ne pas oublier de rire. La vie est beaucoup plus marrante ainsi 🙂
      Bien vu pour le rhume… 😉 Je vais prévenir les gaillards.
      Belle journée. Bises.

      J’aime

  1. Madame Kawaï n’en finit pas de se réinventer ! Encore une autre de tes facettes : l’article humoristique…;-)
    En tout cas, un bon moment de plaisir en imaginant les protagonistes nez au vent et climatisation à fond !!!
    Merci et bon courage !
    chris

    Aimé par 1 personne

    1. Merci pour ton message qui me fait très plaisir 🙂 Il y a une suite et je peine à l’écrire… Quand on connaît certains des protagonistes, la situation est très drôle en effet !!!
      Bon week-end et grosses bises

      J’aime

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