Dix petites croix

Les dix croix qu’il restait à tracer avant la reprise de l’école ne servirent à rien (1). A la quatrième, Abe repoussa l’état d’urgence jusqu’au 31 mai (2). Le 14, aujourd’hui, il pourrait lever la mesure ou l’assouplir selon les préfectures. A l’instant où j’écris, les experts doivent faire leur boulot. Je lus récemment que la mesure pourrait au contraire se voir rallongée. Tant de « pourrait » ! J’omis de noter la référence à l’article et je ne le retrouve plus. Je le regrette à présent. Car ma tête me jouerait-elle des tours ? Mais à quoi bon ? Notre préfecture, troisième dans le classement du nombre de cas, ne laisse la place à aucune illusion (3). Tous ces ballottages paraissent vains désormais. Les dés sont jetés d’une certaine manière. Nos filles ne retournerons plus à l’école qu’à la rentrée.

Presque six semaines depuis notre retour de Kawaguchiko sans pouvoir les distinguer, ni les jours. Quant aux heures, il n’en subsiste que les rituels de nos journées, les repas, les levers et les couchers, la joie des retrouvailles au petit-déjeuner, « Tu as bien dormi ? », le temps de la douche, « Non ! Pas ce soir ! S’il te plaît maman. Pas ce soir ! », une classe sur Zoom à neuf heures, une autre à onze, nos oublis, les courses, journalières au début, les jeux des enfants dans l’impasse, quelques promenades dans le quartier, les appels au pays. Le mois d’avril s’efface de ma mémoire. Et s’il ne se trouvait les articles sur Kawaii, je ne saurais plus. La décision d’Abe tomba lundi dernier. Pourtant, la date paraît déjà lointaine et rejoint un fourre-tout étrangement confus. Nous tînmes jusqu’à l’échéance du 11. Non maintenue, un paquet de trois mois et demi nous est remis. Il renferme une dernière question avant que les dés ne soient définitivement jetés : pourrons-nous rentrer en France cet été ?

Mon cerveau cherche sa voie. L’école à partir de la rentrée, sont-ce alors les grandes vacances ? Il se le figure malgré le continuous learning à la maison, les devoirs de français à rendre au CNED et les connexions sur internet. Un autre à quoi bon. Et puis, rien à faire. Il recommence à rêver d’un grand tour de l’archipel (1). Le temps offert, l’opportunité à nos pieds. Le plateau n’est point d’argent mais en réfléchissant. 

La condition du confinement pour les enfants me hante. L. porte la responsabilité de nos ressources. La mienne, celle du bien-être de nos filles par temps de Covid, est devenue un fardeau. Que leur faisons-nous vivre ? Comment nos conduites les modèlent-elles ? Je voudrais les garder de l’ennui, de la peur, de la torpeur insidieuse et du traumatisme, dans l’hypothèse la plus pessimiste. L. prétend qu’il existe déjà : « Les fermetures des écoles ainsi, sans prévenir, du jour au lendemain. » Au cours de ces voyages, elles se verraient occupées, continueraient à apprendre, d’autres savoirs, différemment. Quant à moi, j’aurais à découvrir, photographier et raconter. Ainsi je vis, ainsi j’imagine.

Des murs se dressent. Ils représentent le propre de nos rêves. Mille kilomètres pour rejoindre le nord et Hokkaido et autant le sud à Miyazaki. Mon palmarès à ce jour se compose de deux kilomètres cinq afin d’atteindre le OK store du coin. Autant les lundis pour les cours de tennis de notre cadette. Deux trajets que je conduirais les yeux fermés. Quelques exceptions qui se comptent sur les doigts d’une main : le parc Sankei-en en solo une fois (quatre kilomètres) et deux playdates avec une amie de notre cadette. Au-delà, la frousse. Je me vois au volant d’un bolide que je ne contrôlerais plus, fauchant tout sur son passage. Pour le reste, nous ne possédons pas le matériel, ni l’expérience du camping au Japon, si tant est que je l’ai en France. 

Pourtant, après ces onze semaines à la maison, une conviction a fait son nid. Nous ne pouvons plus continuer à vivre ainsi. Quand je lis la presse, j’ai peur et je doute. Le Covid devient néanmoins secondaire et mon cerveau ne perçoit plus ce supplément d’un mois de confinement volontaire : 51 nouveaux cas le 10 mai, 76 le 11, 150 le 12, 16 100 totalisés, et 700 décès (3). J’observe la France. Nous gardons une liberté au Japon, garantie par la constitution, aussi absolue que celle du port d’une arme aux Etats-Unis, celle de sortir et se réunir. Au reste, les Etats-Unis donnèrent un coup de pouce à la rédaction. Nous connaissons les risques, nous comprenons notre responsabilité pour nous-mêmes et notre prochain, nous disposons des protections : le port du masque, le lavage des mains, la distanciation sociale, l’observance des « Trois F » (4).

Comment cela est-il venu de décomposer le problème ? Je perds ces fils également. Il n’empêche. J’envisageai une première étape avant d’arriver au camping et à la tente : apprivoiser la voiture et profiter des routes désertées à cette heure. Je déterrai une carotte : calquer la vie de nos vacances à Kawaguchiko et ouvrir notre horizon à l’échelle de notre préfecture de Kanagawa, ici je respectai les recommandations, et peut-être plus au nord, si des montagnes nous séduisaient, là je franchirais les limites. Enfin, je savais. Mai, notre dernière chance. Juin verrait la saison des pluies. De juillet à septembre, une chaleur étouffante nous collerait à la climatisation. Il fera trente et un degrés ressentis aujourd’hui.

Mardi après-midi, nos filles souhaitèrent aller jouer au Harbor view park à huit cent mètres de la maison, seules. Je fis confiance : le trajet, les limites du parc, leurs jeux, leurs inventions, le port du masque en toutes circonstances et la désinfection des mains si elles l’estimaient nécessaire, cette évaluation qu’elles confieraient plus tard s’avérer la plus difficile. Elles revinrent enchantées. Elles avaient pris une photo, les fameuses inventions, « Je vais te montrer tout de suite maman » : notre cadette grimpée sur un pan de ruine appartenant à l’histoire française de la bluff, la pause empruntée à la statue de la liberté, le masque obligatoire sur le nez. Notre aînée m’envoya la photo avec une légende : « Libérée du Covid-19 ». Entre la décision de la voiture et cette prise de pouvoir, dimanche se passa, ainsi que lundi, mais ce sont d’autres histoires.

  1. Voir l’article Stay home week
  2. Voir l’article Kodomo no hi 2020
  3. Voir Wikipédia
  4. Voir l’article Un tour d’équilibriste

4 commentaires sur “Dix petites croix

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  1. Bon courage pour la continuité de l’école à la maison.
    J’espère que vous pourrez partir en camping.
    Nous croisons les doigts pour que les vols reprennent en juillet.
    C’est quoi l’observance des « Trois F » ?

    Aimé par 1 personne

    1. Merci Stéphanie pour tes intentions ! Je suis de plus en plus pessimiste pour notre retour en France cet été… Nous attendons des nouvelles aujourd’hui…
      Alors les « 3 F » : éviter les lieux qui répondent aux « 3 F »
      – Endroits Fermés et mal aérés
      – Lieux où il y a Foule
      – Lieux où on se Frôle et doit parler de près ou crier.
      Voilà, voilà.
      J’espère que le déconfinement n’est pas trop compliqué et anxiogène pour toi, pour vous.
      Nos pensées vous accompagnent.
      Bises

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  2. Je me retrouve très bien dans tout ce que tu écris, Marie-Pierre! François est à l’usine pour assurer notre vie, moi, je balance entre les cours de mes élèves et les devoirs de mes enfants. On a à peu près les mêmes rituels (pas de douche ;)) et la grande question reste: Pourrons-nous retourner en Allemagne cet été? BON COURAGE et à très bientôt pour un petit coup de fil 😉

    Aimé par 1 personne

    1. Coucou Éva,
      Oui, la description de votre quotidien, de notre quotidien, doit être semblable à celui de beaucoup d’autres familles. J’imagine alors que les écoles sont toujours fermées chez vous ou que la situation est trop complexe à gérer entre ton collège, la primaire et la maternelle… J’espère que tu tiens le coups !
      J’apprends aussi vos doutes pour l’Allemagne. Pas besoin d’être si loin… Et puis cette question concernant la protection de nos parents…
      Énormes bises, je continue sur WhatsApp 😉

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