« Bouillis et cuits »

« Calme ton enthousiasme !
– Enfin ! Je ne pouvais pas savoir.
– Il faut que tu écrives des explications et que tu demandes à quelqu’un de les traduire. Sinon, il ne va rien comprendre.
– Tu crois que je l’ai offensé ?
– Je n’en sais rien. »
Ainsi L. et moi discutions mardi soir à mon retour du Minton house dont je passe les péripéties depuis le dernier article à son sujet (1).

J’écrivis à une amie japonaise le long imbroglio de mon histoire de manière qu’elle comprenne le contexte des quelques lignes dont je désirais la traduction et que je destinais à Oidon-san. J’espérais en outre qu’elle pourrait me tranquilliser. Et de la sorte, je commençai mon récit. 

Comme tu le sais maintenant, je vais au Minton une ou deux fois par semaine. Le plus souvent deux, le mardi en fin d’après-midi sans déroger. Voici dix jours, un mardi donc, un vieux monsieur avachi au comptoir, les cheveux blancs mi-longs, un chapeau de paille, un gilet sans manche ouvert sur une chemise elle-même déboutonnée sur un t-shirt, finit par m’aborder, se satisfit de peu de préambules pour s’installer à la table d’à côté puis dessina mon portrait. Je lui avais tendu mon stylo et mon cahier pensant qu’écrire faciliterait notre compréhension mutuelle.
Tout en me posant les questions habituelles, si j’étais américaine, s’excusa quand je précisai la France, sa fille apprit l’allemand, doitsugo, où j’habitais, à Yokohama, combien de temps, fonction de my husband, dans ce cas je pourrais peut-être vous inviter à ma prochaine exposition, j’en ai déjà présenté trois, il jetait des coups d’œil précis à mon visage puis fermait et ouvrait machinalement la pointe de mon bille en espérant obtenir un tracé d’une meilleure qualité à ce portrait qui ressemblait guère à son modèle. Je devins de plus en plus gênée et croyais perdre mon temps. Toutefois l’homme possédait un visage et des doigts fins, il restait correct et je ne détenais pas plus d’idées afin de m’en dépêtrer. Je lui demandai si je pouvais le prendre en photo ce qu’il accepta un tantinet décontenancé. Oidon-san tenta d’intervenir, « C’est le cahier de Maria-san » telles j’imaginai ses paroles, s’excusa. Après quelques minutes l’homme opéra un changement rapide. Je saisis deux mots : « Hiroshima » et « Okinawa ».
« Ah ! répondis-je soulagée, vous voulez parler de la seconde guerre mondiale ? Vous habitiez Hiroshima ?
No. No. Yokohama. Puis il égrena d’autres mots :
Bombs. Fire. Charcoal. Bombes incendiaires sans doute. Charbon. Pourquoi du charbon ? Du napalm ?
– OK.
First Yokohama. Second Tokyo.
– Les bombardements à Tokyo ? (2)
I was three years old. Trois montrait-il avec l’index, le majeur et l’annulaire levés. I am seventy eight years old. My father died. My mother, four children. Il avait ajouté l’auriculaire. Quatre enfants. Quatre enfants.
– Je suis sincèrement désolée. Où vous trouviez-vous pendant le bombardement ? A Yokohama ?
My father, my brother, me. Avec son corps, il se recroquevilla sur lui semblant vouloir m’expliquer qu’il s’était caché avec eux. I was three répéta-t’il. »

Dans ce récit, la frontière entre les gentils et les méchants de mes livres d’histoire vacillaient. La discussion s’arrêta. Ce que nous savions d’anglais et de japonais ne permettaient pas de poursuivre. Le vieil homme termina le dessin, se leva et s’excusa longuement, « Sumimasen. Sumimasen. Heavy drink. » et partit. Quand je décidai de partir à mon tour et payer, Oidon s’exclama : « No. No. Marie-san. He paid for you. »
Je croisai le vieux monsieur dehors, assis sur le banc adossé à la façade du bar, en compagnie d’un autre client. Je le remerciai. Il s’excusa de nouveau : « I am sorry. See you next… » et ne finit pas sa phrase imbibée par l’alcool. Mais dans ses yeux, je lus une infinie tristesse. Je crus, celle de la guerre. Je lus la perte de la dignité et cette tristesse-là aussi, ou la honte. Je rentrai agitée à la maison. Effacé par Nagasaki et Hiroshima, j’avais découvert un des raids aériens, si ce n’est le raid aérien, le plus meurtrier de la seconde guerre mondiale selon certains historiens. Les choses auraient pu en rester là.

Quand je retournai au Minton mardi dernier, le vieux monsieur s’y trouvait déjà, avachi au comptoir, près de la porte d’entrée cette fois. Je m’installai à ma table habituelle et j’entendis Oidon-san signifier mon arrivée. Il vint prendre ma commande puis désigna du doigt le vieux monsieur :
« Grandfather.
– Ah ! répondis-je. Good news. Thank you very much. »
Après quelques moments, le vieux monsieur se rendit aux toilettes, repassa devant ma table à son retour, s’arrêta et s’excusa de nouveau longuement :
« I am sorry. Sumimasen. Il s’inclinait.
No problem. No problem, affirmais-je. Congratulations. Congratulations. »
Il semblait ne pas accueillir mes félicitations, trop absorbé par l’incident de la dernière fois.

Je n’ai pas d’autres événements à rapporter si ce n’est que quand je voulus payer, le vieux monsieur avait une fois de plus réglé pour moi. A ma gêne, Oidon-san répéta « grandfather » et je compris que le grand-père en question offrait un coup à boire et fêtait son statut dans l’ordre des générations. 

Dès le lendemain matin, j’allais arpenter les boutiques en vue de célébrer la naissance du tout petit, féliciter le grand-père, lui faire entendre que je n’étais pas offensée, et régler mes dettes de chai milk tea. Je me rendis au Minton le soir. A mon arrivée je montrai le paquet à Oidon-san et m’installai. A mon départ Oidon-san se proposa pour offrir le présent de ma part.
« Oh yes. With pleasure. La lettre est pour le grandfather. Sur une carte blanche étaient dessinées quelques fleurs de sakura. J’avais écrit au dos six phrases : trois en anglais et les trois mêmes en japonais traduites par Google.
Congratulations for being a grandfather.
Thank you for the chai milk tea.
The present is for the baby.
Le cadeau est pour le bébé.
–  Baby ? No baby Marie-san.
No baby ? Je sortis Google translate et écrivis : « La lettre est pour le grand-père, le cadeau est pour le bébé » et montrai le résultat à Oidon-san.
–  No baby Marie-san.
– Pourquoi avez-vous dit « grandfather » alors ?
– Parce qu’il est âgé. »

Oidon-san tenait déjà le paquet dans les mains et je n’osais le lui reprendre. Ces dernières explications avaient demandé beaucoup d’efforts. Je le saluai avec chaleur puis rentrai chez moi, amusée, puis embarrassée. En attendant le piéton vert qui m’autoriserait à traverser le boulevard et prendre le pont qui menait à Motomachi, je repensais au paquet que Oidon-san tenait dans les mains et allait offrir au grand-père de ma part. Une petite girafe écrue en coton éponge biologique se voyait délicatement emballée. Ses yeux, ses longs sourcils écartés, sa bouche et ses pieds dessinés aux fils jaunes lui donnaient un air très gai. Et quand on la prenait dans la main, elle faisait entendre un grelin grelin grelin mat mais délicat.

  1. Voir l’article All the things you are
  2. La nuit où les Tokyoïtes ont été « bouillis et cuits à mort », Libération, 9 mars 2015

12 commentaires sur “« Bouillis et cuits »

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    1. Coucou,
      Merci pour ton message ! 🙂
      Oui je ne m’attendais pas à cela… Et je tire la même conclusion que toi… Un autre regard sur l’histoire vue depuis notre Europe.
      En conclusion, tu pourras recommander à ta maman de choisir son bistrot 😉
      Grosses bises à toute la famille et bel été !

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    1. Bien de ton avis Andy ! Super de te retrouver sur la toile (je t’envoie un smiley plein d’étoiles dans les yeux)… C’est fou comme une situation peut évoluer dans un sens ou un autre, très très vite, et sans pouvoir le prédire… Nous en gardons de nombreux souvenirs 😉
      Bonne continuation et bon courage !

      J’aime

    1. Quand j’ai lu ton commentaire, j’étais justement au Minton… J’ai pouffé de rires… et ai vérifié mon Chai. J’en ai même commandé un deuxième pour être bien sûre. La prochaine fois, je commanderai une bière 😉
      Énormes bises

      J’aime

    1. Tu es vraiment trop forte Nelly ! La suite a eu lieu aujourd’hui. Je garde le suspens… J’espère que je pourrai poster dès demain, histoire de ne pas faire attendre trop longtemps 😉 J’ai avalé quelques gouttes de Rescue avant d’y remettre les pieds…

      Aimé par 1 personne

    1. Justement ! Les situations, je pensais gérer… Et puis non… Enfin si… mais toujours de nouvelles… Enfin, c’est une bonne manière de briser la glace 🙂 J’ai vérifié, du Rescue, je peux en trouver sur Amazon JP (même si je tente de l’éviter)… comme je ne pourrai pas refaire les stocks en France… Il y a quelques essentiels, comme cela 😉
      Bises et pleins de bises

      Aimé par 1 personne

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