Je n’ai pas écrit la semaine dernière. Je terminais la présentation d’un bouquin au programme de mon cercle de lectures. A la question de savoir ce dont il s’agissait précisément, j’avais répondu à ma voisine « une auteure franco-japonaise que l’on ne connaît plus et dont le livre n’est plus édité. » Je me sentais des mauvaises humeurs de Don Quichotte contre des moulins à vent.
On lui préfère toujours le marin Loti, sa Madame Chrysanthème qui l’agace et « cette triste race jaune » comme il se plaît à l’appeller (1). D’un côté la littérature japonaise, les récits de voyage de l’autre. Avec la première, il faut connaître un peu afin d’aborder le rivage. Les deuxièmes tentent d’y emmener les lecteurs parmi lesquels certains se forgent des images dont ils ne démordront plus.
Entre les lucioles, les lézards, les corbeaux et le crapaud « amaigri » par la chaleur (2), l’une évoque la banalité d’ « une cigale égarée » la nuit (3). Les autres se rappelleront l’été au Japon, les jardins « et le concert de toutes ces cigales… » (4) à ce point assommantes que le voyageur occidental d’un mois ne retient qu’elles, ainsi que Madame Kawaii le fera sans doute, les cafards en plus.
La première écrit « la fine pluie de nioubaï » (5). Internet et sa palanquée de baroudeurs sont infoutus de la renseigner parce qu’il ne leur viendrait pas à l’idée de la différencier avec d’autres. Ils se montrent déjà trop contents de discerner la saison des pluies de juin à juillet. Chez nous, il ne se trouverait guère qu’un Breton à s’y intéresser. Alors il faut aller chercher à la source auprès des nippons. « C’est quoi nioubaï ? » Les seconds décrivent le
« chamécen » de long en large que ni les références à la guitare ou à la mandoline occidentale du XIXe siècle ne peuvent aider.
Finalement, Loti même un brin condescendant s’avère plus accessible. C’est certain. Moi, je les aime tous les deux, Loti et Yamata. Ils se nourrissent l’un l’autre et m’apprennent tout autant.
Samedi, le lendemain de cette présentation, le marchand de patates douces est repassé. Quand il était venu la première fois, une quinzaine de jours après notre installation dans cette maison, à bord de son camion surmonté de deux lampions rouges, à l’arrière duquel se voyait un long foyer où brûlait un feu de bois et dont les haut-parleurs beuglaient une litanie traînante et métallique de muezzin (que je n’ai jamais véritablement écouté), je crus à un rite funéraire. C’était un mort du quartier que l’on baladait de rue en rue afin d’annoncer le triste événement. Il subissait peut-être même là sa crémation et les voisins se recueillaient sur son passage. « Machin san est mort. Machin san est mort. Priez pour lui ! Priez pour son âme ! » Personne ne sortait mais j’imaginais des prières et des pensées derrière les rideaux des maisons. J’en frissonnais un peu mais puisque le Japon s’annonçait différent, je m’ouvrais à tout.
Un mois plus tard environ, je crus remarquer un camion identique, garé dans une rue à Tokyo. Il faisait jour et j’osai m’approcher assez afin de confirmer l’hypothèse du rite funéraire. Si mort il se trouvait, on l’avait laissé sans surveillance. Le camion paraissait assez usé et manquait un peu de déférence et d’étiquette avec son tas de bois, sa ferraille et son foyer recouvert de planches en contreplaqué. Deux affiches A4 vendaient des patates douces à tant de yens. Non, le Japon ne promenait plus ses morts que je sache.
Quand j’ai entendu la complainte ce samedi, peut-être deux ans après jour pour jour, si le gars suit un planning, je m’exclamai dans ma cuisine : « C’est le marchand de patates douces. ». Je me précipitai sur le pas de la porte en le hélant avec mon bras et un mot en anglais « Wait! » dont je suis sûre que la nuit rendit invisible et le chant du muezzin inaudible. Je rentrai attraper mon porte-monnaie et je courus vers lui, persuadée qu’il serait passé désormais. Il s’était arrêté deux maisons plus haut, avait éteint son biniou le temps qu’il connaissait à la ménagère pour trouver ses sous.
Je commandai deux patates douces parmi celles qui attendaient au chaud. Je demandai aussi le prix qu’il me dit en japonais, puis en anglais. Me voir convertir lui prenait trop du temps. Je recomptai sur mes doigts depuis un,
« ichi », « ni », « san », jusqu’au chiffre entendu. Je payai et pris quelques photos. Puis mon monsieur dont je ne vis pas le visage affirma que je devais bien avoir fini, il n’avait pas que ça à faire au fond. Vendre des patates s’avérait un vrai gagne-pain, pas un amuse touriste en mal d’exotisme. S’il en devenait réduit à mon folklore d’étrangère. Il remit en route les haut-parleurs, monta dans le camion, ralluma le moteur, me salua et partit à pas de cérémonie. Je fus la seule dans l’impasse à sortir ce soir-là et je le regardai s’éloigner. Trop de rupins sans doute ici ou trop d’étrangers. Ou ce que j’en comprends.
Il était dix-huit heures et nous dégustâmes les patates douces les plus sucrées et fondantes de toutes les recettes connues. Il ne sert à rien d’attendre, elles se révèlent chaudes et savoureuses juste à point.
Avant de m’endormir hier soir, je songeai à aujourd’hui, et à l’article que j’allais écrire. Je repensai à mon marchand ambulant. « Wait! », « Attendez ! » avais-je crié sur le pas de la porte. Pourtant si je réfléchissais, je savais le dire en japonais. « Matte kudasai. » « Attendez s’il-vous-plaît ! » Il n’y a rien à faire, ce n’est toujours pas lui qui sort en premier.







- Journal de Pierre Loti.
- Masako, Kikou Yamata, p. 96, éd. Stock
- Masako, Kikou Yamata, p. 109, éd. Stock
- Madame Chrysanthème, Pierre Loti, p. 226, éd. Flammarion
- Masako, Kikou Yamata, p. 53, éd. Stock.
Nioubaï : le commencement de la saison des pluies. Tsuyu : la saison des pluies.
excellente confusion !
entre la mort et la patate douce, il n’y a qu’un pas !!!
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Oui ! Tu vois où mènent les interprétations et l’imagination. Heureusement, je vérifie un peu mes hypothèses 😉
Grosses bises et bonne continuation.
A bientôt 😉
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C’est une bonne nouvelle que les morts ne se baladent pas dans les rues… 😂
Elles avaient l’air bien bonnes en effet ses patates douces ! Tu t’en rappelleras…
Je t’embrasse 😘
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Coucou,
Oui en effet, ce sont de bonnes nouvelles !!! J’avais l’air bête 😉 Mais au moins, nous saurons qu’ici « on » promène les patates douces l’hiver sur des feux de bois ambulants.
Belle continuation à toi et joyeuses fêtes !!!
Grosses bises
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