Mme Kawaii la fataliste

« Déception », le mot se montre un peu fort (1). « Déconvenue » peut-être.
Je n’avais pas dépensé une formidable énergie de toutes les façons. Il faisait froid et gris ce lundi 11 janvier et mon sommeil s’était résumé à quelques heures. La veille, au moment où j’envoyais mes vœux sur Kawaii (2), l’école envoyait un mail afin d’annoncer sa fermeture jusqu’au 2 février, annulant d’un coup les dispositions du vendredi, à savoir la présence des collégiens et des lycéens un jour sur deux dans l’établissement. Deux clusters s’étaient déclarés au cours du week-end. Ces foyers de contagion comprenaient des professeurs, ceux-là même qui prodiguaient mille recommandations aux élèves. Comme quoi la Covid-19 fait ses choux gras de n’importe quel bougre.
Loin d’envisager un tel retournement de situation, je n’avais lu ce mail qu’à l’heure de me coucher. L’école se voulait rassurante et prévenait que si la situation s’améliorait, elle anticipait de rouvrir plus tôt. Avec tous les noms d’oiseaux, certes polis, que je lui dénichais depuis deux jours (2), je ne me faisais aucune illusion sur son compte. Grand bien me fît ! Deux semaines et demi ont passé et l’école n’envoie plus ni son, ni image. Black-out. Amnésie. A la place, je m’inquiétais des efforts une nouvelle fois exigés de nos filles et de mes fragiles tours d’équilibriste à moi. Et je perdais mon sommeil.

Ce matin-là, jour de la majorité, c’est notre aînée qui réfréna mes velléités d’écrire à l’école une seconde fois : la justification, Monsieur le Directeur, des trois semaines de fermeture plutôt que deux (3) ? Certains professeurs à risque de forme grave se montraient réellement inquiets d’attraper la Covid-19 selon notre fille. Je la sentais touchée : « Il vaut mieux attendre maman. » S’ajoutait à ces menaces le fait qu’avec une copine, elle retrouvait parfois la fille dudit Directeur au parc. Si je pouvais éviter de l’embarrasser.
Ma lettre imaginaire ne manquerait pas de circuler, de la maternelle au lycée. Je pouvais lui faire confiance, elle pointerait chaque paradoxe, les connaissances scientifiques ici, les recommandations des autorités nippones là, chaque erreur de communication, chaque violation des valeurs de l’établissement, la peur, l’arbitraire. Je me figurais ma fille, un skateboard aux pieds, discuter avec la progéniture de la Direction :
« Ouah ! Dis donc ! Ta mère, elle est remontée aujourd’hui.
– Ah ! C’est pas ma mère ça.
– Ben, c’est qui alors ?
– C’est ma servante.
– T’as une servante toi ? (Étonnement de la copine en référence aux nombreux pulls de seconde main, aux paires de chaussettes dépareillées et aux trous récurrents dans les jeans, les leggings et les baskets.)
– Oui. Oui. Ma mère est très loin du Japon. Elle travaille en Amérique en ce moment.
– Mais qu’est-ce qu’elle fait là-bas ta mère ?
– Elle est partie étudier les Indiens en Amazonie. Elle les aide un peu avec Bolsonaro. Il y a des trucs qui se préparent là-bas avec la Cour pénale internationale (4). C’est un peu compliqué.
– Ah ouais ? Elle est dingue ta mère. Your mom is so talented!
Ya. C’est pour ça. Elle ne peut pas trop s’occuper de nous en ce moment. Du coup, on a une servante. Elle est sympa mais elle est un peu bizarre des fois. Bon, on joue à quoi alors ? »

Non, non, je ne pouvais pas faire ça. Et tout à coup, un faisceau de faits sans ordre m’apparut. Le Japon au cœur de la troisième vague. Les chiffres qui s’emballaient. Les presque huit mille cas journaliers. Le pays qui avait confiné à sept cent en avril, quand le virus était inconnu (5). Un nouveau variant découvert sur quatre voyageurs en provenance du Brésil (6). Les ravages d’un autre au Royaume-Uni et en Irlande et la France qui tentait de s’en protéger.
Au cours de la semaine, l’état d’urgence se verrait déclarer dans plusieurs préfectures du pays après celles du Grand Tokyo (7).

Il me fallait reconnaître que l’école avait gagné en expérience dans l’enseignement à distance. Et nous aussi. Oui, oui, notre fille avait raison. Autant couper l’herbe sous le pied à la Covid avant que la situation ne devienne incontrôlable.
Depuis un an que nous nous contorsionnons le corps et l’esprit (8), je sentais bien que j’avais basculé : se maintenir avec la plus grande lucidité possible, lutter, me demandait désormais plus d’énergie que de rogner un peu la vie. Les frontières devenaient floues peu à peu. Que valait une semaine de plus ou de moins dans les marasmes d’une année ? Face à l’inconnu et ces actualités qui vous poussent, comment affirmer haut et fort ? Ainsi je renonçai, et laissai Monsieur le Directeur en paix, ne sachant plus très bien s’il portait sa ceinture et ses bretelles. Ensuite, j’attrapai mon appareil photo et allai au stade.

  1. Voir l’article Quand on aura 20 ans…
  2. Voir l’article Bonne année 2021 ?
  3. La durée médiane d’incubation de la Covid-19 est de 5 jours (14 jours au maximum).
  4. Amazonie : le chef Raoni dénonce Bolsonaro devant la Cour pénale internationale pour « crimes contre l’humanité », France info, 23 janvier 2021
  5. Évolution quotidienne du nombre de cas par jour, Google.
    7 863 cas le vendredi 08 janvier 2021. 5 045 le vendredi 22 janvier.
  6. Japan finds new coronavirus variant in travelers from Brazil, Japan Today, 11 janvier 2021?
  7. State of emergency expanded to seven more prefectures, The japan times, 13 janvier 2021
  8. Voir l’article Maux de l’hiver

6 commentaires sur “Mme Kawaii la fataliste

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  1. J’adore l’histoire de la mère Wonderwoman au secours des brésiliens. Mais surtout j’adore le rôle de la servante !!! Je n’arrive pas à mettre de smiley qui éclate de rire. C’est pourtant ce qui se passe derrière mon écran. Tu as bien fait d’écouter ta fille.
    Tu as bien fait de prendre tes baskets et ton appareil photo. Le retour à l’instant présent, seul remède pour garder la tête froide face à la situation.
    Ici les enfants ne rêvent que d’une chose « être reconfinés comme en Mars ». Et nous les parents « à non, plus jamais ca ». Tous nos diners sont animés avec cette conversation (en plus du sujets des notes, du comportement… et du temps passés sur les tel portables …).
    Bises

    Aimé par 1 personne

    1. Chère Delphine,
      Moi j’adore tes témoignages en live. Et moi non plus, je ne réussis pas à faire les smileys. Les miens seraient de gros cœurs qui font BOUM BOUM de chaleur.
      La servante est une blague récurrente, un bon remède contre la honte des parents quand mes cheveux sont trop rebelles, quand je ne fais pas d’efforts vestimentaires, quand je commence à parler anglais avec mon « frenchy accent », quand je débarque à l’école en vieille Nissan quand il faudrait un 4×4 dernier cri, si possible BMW, Audi, Mercedes, etc., quand j’ai le crayon facile pour écrire à l’école.
      Tu n’es pas la seule à me dire que tes enfants rêvent d’un nouveau confinement… Cela me laisse dubitative sur ce que vivent nos enfants à l’école… Mais c’est un autre sujet. Sinon, idem les discussions évaluations, comportement, temps d’écran, etc.
      Encore merci pour ton long message Delphine. Il me fait très plaisir 🙂

      Aimé par 1 personne

      1. Merci Marie-Pierre pour cet article que je viens de découvrir. Très bien écrit et hilarant! Plus les enfants grandissent, plus on va leur faire honte! Comme nos parents à l’époque ! J’aime bien l’idée de la servante! Donc une bonne journée, j’espère que tu as retrouvé le sommeil 😉 Eva

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      2. Chère Eva,
        Merci pour ton message auquel je réponds bien tard. Tu en auras compris la raison à la lecture du dernier article…
        Tu es tout à fait lucide sur la honte. Nous devons désormais déposer notre aînée une rue avant celle de l’école… Et comme tu le dis si bien, cela ne fait que commencer 😉 L’avantage c’est qu’entre parents, nous pouvons en rire et nous raconter des histoires 🙂 Cela nous rappelle notre jeunesse.
        Bonne continuation à toute la famille, excellent week-end et à très vite !
        Bises

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  2. Et oui ! Déjà un an !
    Ayez du courage !
    Il faut s’accrocher et profiter des bons moments !
    Mes enfants ne veulent surtout pas d’un nouveau confinement total. Je suis chanceuse car ils aiment aller a l’école ! En faite, pour tout vous dire, mon aînée avait tellement de travail pendant le confinement de mars qu’elle ne veut surtout pas revivre la même chose !
    Et moi non plus d’ailleurs, je suis trop bien toute seule chez moi… je travaille bien plus.
    Allez ! Courage !

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    1. Coucou Stéphanie,
      Merci pour ton témoignage ! Compte tenu de mon expérience ici, je considère que c’est une chance que la France (comme le Japon) maintienne l’école pour les enfants… même si certains enfants ne le voient pas de cet œil (peut-être indépendamment de la Covid).
      Bonne continuation et bon week-end à tous !
      Bises

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