Un don inimitable

Non, le problème, ce 17 février, est venu du Japan Today, et de son article (1). Je me suis laissée embarquer cette fois.
Déjà, à cause de Mauricette, j’avais été obligée de me donner des claques. J’avais pensé, agacée mais comme une chose attendue, que oui, évidemment, c’était une femme qui s’y collait. J’avais dû forcer mes réflexions à retourner sur un chemin balisé : l’espérance de vie se révélant favorable aux femmes, les doyens de soixante-dix-huit ans comme Mauricette se montraient déjà très rares en France. C’est vrai. Donc, Mauricette, l’émotion. L’émotion de Samira aussi, l’infirmière (2).

Presque trois mois plus tard, une femme s’y collait de nouveau sur la photo du Japan Today. Une vraie maladie. J’ai repensé aussitôt à Mauricette. Mes idées se sont mises à tambouriner et ne m’ont plus jamais lâchée jusqu’à ce que j’en ai le cœur net.
J’ai dressé la liste de toutes les Mauricette dans le monde avec une fièvre que chaque ligne supplémentaire nourrissait. Suivant l’ordre décroissant du PIB (3), parce qu’il en fallait un et que je manquais d’inspiration, mon premier travail a révélé ce résultat :
Etats-Unis, Sandra Lindsay, infirmière, afro-américaine.
Allemagne, Edith Kwoizalla, cent un ans.
Brésil, Monica Calazans, infirmière.
Royaume-Uni, Margaret Keenan, quatre-vingt-onze ans.
France, Mauricette, soixante-dix-huit ans.

Et j’ai continué ainsi la liste jusqu’au vingtième :
Mexique, María Irene Ramirez, infirmière.
Italie, Claudia Alivernini, infirmière.
Espagne, Araceli, quatre-vingt-seize ans.
Arabie Saoudite, Niqab noir dans un fauteuil roulant, deux roses blanches à la main, encadré par deux messieurs souriants, d’après les plissements de leurs yeux (4).
Canada : Anita Quidangen, aide soignante, Ontario et Gisèle Lévesque, quatre-vingt-neuf ans, Québec. Depuis, querelle entre les deux provinces pour la première place.
Australie, Jane Malysiak, plus de quatre-vingt ans.

De cette tête de classe, se sont dégagées peu à peu des exceptions que j’ai rangées dans le fourre-tout ci-dessous :
Chine, soixante-treize mille personnes en deux jours.
Inde, un agent de nettoyage de l’hôpital, Manish Kumar.
Russie, information non trouvée.
Indonésie et Turquie, respectivement le Président, Joko Widodo, et le Ministre de la Santé, Fahrettin Koca.
Corée du Sud et Thaïlande, les campagnes commenceront ce week-end. La presse prédit que le Premier ministre thaï, Prayuth Chan-ocha, sera parmi les premiers à recevoir le vaccin.
Iran, le fils du Ministre de la Santé, Saeed Namaki.

A la fin de cet égrènement de noms digne d’un monument aux morts, je n’allais pas demander pardon car rien d’autre ne me venait à l’esprit, j’ai fini par réaliser comme la foudre vous tombe sur la tête, que j’avais négligé celui de la première personne inoculée au Japon. Le NHK World – Japan indiquait qu’il s’agissait d’un monsieur, le Directeur du centre médical de Tokyo, Araki Kazuhiro (5). Mais comme le Japan Today, bien que de dos cette fois, la photo du quotidien affichait une soignante, l’aiguille plantée dans l’épaule.

A la fièvre, s’ajoutait désormais le trouble. J’ai listé les trois quotidiens nationaux les plus lus au Japon, traduit les mots clefs destinés à mon moteur de recherche : « première personne vaccinée Japon Covid 19 » ou « 日本で予防接種を受けた最初の人Covid19 », repéré et confirmé les articles qui m’intéressaient après plusieurs aller et retour dans les outils de traduction du net.
Le résultat de ce second travail a dévoilé que le Yomiuri présentait bien une photo dudit Directeur, Araki Kazuhiro, recevant le vaccin (6). L’Asahi, numéro deux, avait inséré une vidéo de l’événement. Idem pour le Mainichi, numéro trois (7). Le NHK avait suivi (8), contrairement à son homologue, le NHK World – Japan (5).

Mes idées dansaient. Parmi les vingt pays qui avaient sélectionné un homme, je ne parvenais pas à dégager de règles communes entre l’Inde, l’Indonésie, la Turquie, l’Iran et le Japon. Les choses demeuraient trop confuses. Et pourquoi la presse nippone traitait l’information d’une manière en japonais et d’une autre en anglais ?
Je critiquais ma rigueur. Je n’avais pas assez vérifié mes sources. Ou je devais en trouver de nouvelles. J’aurais dû employer la même méthode à chacun des pays cités, presse nationale en langue maternelle d’un côté et presse nationale anglophone de l’autre. Je devrais établir une liste des vingt-sept pays de l’Union et recouper. Je me perdais en conjectures. 

L’heure des conclusions était arrivée et je n’en possédais aucune. Avec ces recherches de plusieurs jours et ces questions, mes tableaux dans Excel, j’avais la tête farcie, le corps empli de dégoût. Toutes ces femmes de mes listes finissaient par délier leur langue. Elles assuraient que je cherchais la petite bête, que je me faisais des nœuds au cerveau, que j’érigeais une montagne de faits insignifiants, que je me trompais, que ce n’était pas le sujet, ni là la bataille. Il fallait que quelqu’un se dévoue. Qu’est-ce que cela faisait ?

Mais dans mes nuits sans sommeil, et à force d’examiner mes hypothèses, j’ai imaginé, oui, imaginé, qu’il se pouvait que le Japon, troisième ou quatrième puissance économique, cent vingt-et-unième dans le classement des inégalités femmes-hommes (9), pays des bourdes sexistes de Mori quand il faut à tout prix protéger les Jeux (10), ait voulu montrer un visage différent. Et usant de son talent inimitable et décomplexé pour l’imitation, il aurait envoyé au monde ces photos de femmes qu’on savait considérer et traiter comme un pair en déroulant devant leurs pieds le tapis rouge de la vaccination.

Encouragée par ce raisonnement qui semblait le mieux tenir la route, j’ai répondu à ces voix qui me poussaient à abandonner. Je les voyais s’accrocher de toutes leurs forces aux statistiques de l’espérance de vie et aux pourcentages des professionnels de santé.
Pour ce dernier travail, j’ai pris le classement des pays les plus égalitaires de la planète (9). Il a montré ces possibilités :
Islande, numéro un, un infirmier et trois infirmières dont une atteinte de sclérose en plaque, ensemble sur un plateau photo ou télé dans une mise en scène qui se dit elle-même, et Þorleifur Hauksson, un homme visiblement très âgé.
Norvège, numéro deux, Svein Andersen, soixante-sept ans.
Finlande, numéro trois, un homme et une femme ensemble, personnel soignant.
Nouvelle Zélande, un groupe de professionnels de santé, sans indication de genre. Numéro six.

Voilà, je tenais ma conclusion. Les efforts de communication pour la campagne de vaccination contre la Covid-19 n’échappaient pas à nos stéréotypes. Les déconstruire est une volonté. Aujourd’hui, cela reste un combat.

Le Japan times (11), un des rares quotidiens indépendants en anglais du Japon, a dû composer avec la réalité de son pays. Il a publié quatre photos. Sur la première, impossible d’affirmer le genre du patient. Mais avec quelques faibles indices, sans doute une femme. Sur la seconde, le Directeur, Araki Kazuhiro, et le médecin, chemise blanche et cravate sous la blouse. Sur la troisième, seulement des femmes. La quatrième, peut-être un homme.
La terre entière en fonction de son évolution peut y bouffer, ou y comprendre la recherche d’un équilibre plus égalitaire. Quant à moi, je garde un faible pour la Finlande, mais c’est le choix de la Nouvelle-Zélande que je préfère.

  1. Japan begins COVID-19 vaccinations amid supply worry, Japan Today, 17 février 2021
  2. Covid-19 : Mauricette, 78 ans, a reçu la première dose de vaccin en France, L’Express, 27 décembre 2020
  3. Liste des pays par PIB (PPA), Wikipédia
  4. Saudi Arabia launches COVID vaccination campaign, Aljazeera, 17 décembre 2020
  5. Japan starts COVID-19 vaccinations, NHK World – Japan, 17 février 2021
  6. 院長「痛くなくて良かった」…医療従事者へのワクチン先行接種、目黒の医療機関でスタート, Yomiuri, 17 février 2021
  7. ワクチン国内接種始まる まず医療従事者4万人が対象, Asahi, 17 février 2021
    ワクチン、国内接種第1号の院長「30分以上たつが痛みない」, Mainichi, 17 février 2021
  8. 新型コロナ ワクチン先行接種始まる 医療従事者 約4万人対象, NHK, 17 février 2021
  9. Global Gender Gap, Report 2020, World Economic Forum
  10. Mori’s sexist remarks highlight slow progress in narrowing Japan gender gap, the japan times, 10 février 2021
  11. Japan gives first COVID-19 vaccinations to Tokyo health workers, the japan times, 17 février

2 commentaires sur “Un don inimitable

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  1. Quel débat intéressant ! Mais après tout,le plus important dans l’histoire, n’est-ce pas de se faire vacciner… peut importe le genre !!! A quand la vaccination pour les plus jeunes ?

    Aimé par 1 personne

    1. N’est-ce pas Stéphanie ? Tu vois le chemin que m’a fait faire Mauricette et mes agacements ? 😉 Et jusqu’à quelles conclusions elle m’a emmenée.
      Je n’ai pas creusé la vaccination des jeunes… ou à partir de quel âge. En tous les cas, au cours de mes recherches, j’ai découvert que l’Indonésie faisait le choix de faire vacciner les professionnels de santé en premier, puis les jeunes actifs de 18 à 59 ans, les plus susceptibles de propager le virus. Selon l’Indonésie, cette approche donnerait au pays les meilleures chances d’obtenir l’immunité collective (sources, BBC : https://www.bbc.com/news/world-asia-55620356).
      A suivre donc.
      J’aime cette chance et cette opportunité que me donne le Japon d’aller regarder au-delà des frontières. Et j’aime les partager 🙂
      Bon week-end à toi, grosses bises et bon courage dans les incertitudes.
      Grosses bises

      J’aime

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