Il y avait des plages

Bien sûr, je ne souhaitais pas en rester là avec mes mystérieuses amaryllis (1). Aussitôt après, je suis partie observer comment le jardin japonais le plus renommé de ma ville s’en sortait avec elle, persuadée que j’obtiendrais sans peine de meilleurs résultats.

Elles avaient fleuri aussi à Sankeien (2). Passé l’étang principal où le regard est surpris davantage par l’espace qui s’ouvre à lui, que par une pagode sur une colline, et passé celui aux lotus, on les apercevait au bord de l’étang aux nénuphars, rassemblées sous un saule. Les lis d’eau recouvraient entièrement le bassin comme si une main invisible avait déplié un immense tapis vert, tacheté ici et là de blanc.
Mais si l’on voulait photographier de près les amaryllis sous le saule, il fallait retirer les pins japonais du paysage. Était-ce alors un effet de la lumière qui aplatissait les couleurs ? Ou celui de tout ce vert, parfois troué de noir ? Ou la simple présence d’un saule et de nénuphars suffisait-elle ?
L’impression d’une peinture frappait soudain l’esprit. Pendant un instant, Giverny surgissait sous les yeux du photographe, peu importait qu’il n’ait jamais visité le jardin du peintre ou que celui-ci n’ait jamais désiré reproduire les allées de Hara et des autres (3). Le pont vert se trouve là-bas. Le héron blanc fixe l’horizon à l’abris des pins et les tortues d’eau tendent leur petite tête vers le soleil ici. Les amaryllis, elles, continuaient de distribuer leurs étranges hallucinations.

Une vieille villa en bois forme la pièce maîtresse du jardin intérieur et aussi sa beauté (4). Une aile sur pilotis s’avance dans un bassin où nagent des carpes koï. Il devenait si plaisant de s’imaginer le soir. Depuis une galerie couverte longeant ce petit palais, on y contemplerait le reflet de la lune. Les invités du riche négociant en soie, Hara, avaient sans doute logé ici, peintres et poètes (5).
Plus loin, la promenade empruntait un pont en bois et s’enfonçait dans un vallon par un escalier en pierre. Elle redescendait le long d’un ruisseau, puis s’enfonçait de nouveau sur le versant opposé du coteau.
Dans cette minuscule vallée, vit retirée une ancienne demeure construite à Kyoto, selon toute apparence un débarcadère raffiné où des bateaux de plaisance avaient accosté. Elle s’ouvre à l’automne quand les visiteurs viennent admirer les couleurs des feuilles à Sankeien (6). Dans ce pavillon modeste, les hôtes successifs avaient dû organiser des cérémonies de thé si silencieuses que les invités s’étaient autant délectés de la poudre verte légère et mousseuse que du clapotis de l’eau s’écoulant doucement entre les bois des fondations (7). Les nuances de la lumière selon qu’ils avaient assisté le matin ou le soir effleuraient lentement les visages et la paille des tatamis.

La pente montait ensuite à pic en suivant un second ruisseau. Au temps de Hara, la guerre n’avait pas éclaté et le développement industriel du port sur la mer n’avait pas commencé dans ce quartier. Les quais pour le chargement des voitures et des conteneurs n’existaient pas, ni les usines de béton, ni les raffineries de pétrole avec leurs cuves gigantesques. Les cheminées rouges et blanches ne se dressaient pas non plus face à ses jardins, ni la rouille sur des kilomètres de tuyauterie. Les promeneurs n’entendaient pas le bourdonnement continu de l’autoroute aérienne qui encercle d’un demi-tour les visions paradisiaques de l’homme d’affaires.
Le sommet s’arrêtait après quelques mètres. Avant, des falaise recouvertes de pins soufflés par le vent salé tombaient abruptement sur des rivages clairs qu’avaient façonné les vagues bleues du Pacifique gorgé de soleil.
A Sankeien, un passage menait à une plage et une vue merveilleuse sur le Fuji et la baie de Tokyo. De l’autre côté, c’était l’Amérique.
Plus bas ou plus haut en longeant la mer, vivaient des familles de pêcheurs avec les filets et les embarcations en bois.
Pendant une dizaine d’années après la guerre, des maisons se tenaient face à l’océan. Depuis leur jardin, les habitants regardaient les navires passer. Les gosses du quartier jouaient sur les collines, dans les bois et sur les rivages maintenant disparus. Ils côtoyaient les pêcheurs et leur famille, ramassaient des coquillages et exploraient les grottes (8).

Après le pont en bois qui relie la vieille villa et le débarcadère, d’autres amaryllis étaient dispersées au milieu d’une pelouse habituellement nette. Le long de l’allée, seule originalité, il se dressait un maigre bouquet de blanches parmi les rouges. Elles paraissaient passées et mal à l’aise, camouflant difficilement leur fin proche.
Malgré leur pauvre état, des promeneurs tentaient de les prendre en photo avec un papillon qui virevoltait autour d’elles sans jamais se poser.

Hara avait ouvert au public le jardin extérieur. « L’homme du commun » comme on l’appelait à l’époque pouvait s’y promener parmi les temples et les maisons de thé et pique-niquer. Hara fournissait du bois de chauffage, de bons poêles à cuire, de l’eau pure et des bancs sous un abri.
Dans les années soixante, alors que Sankeien était déjà devenu la propriété de la ville, la résidence d’une famille de fermiers prospères, promise à la submersion en raison d’un futur barrage dans la préfecture de Gifu, avait été déplacée et reconstruite dans cette partie du jardin. Le toit fortement incliné est construit en chaume. L’intérieur sent l’âtre à même le sol et la fumée de cheminée. Les poutres sont noircies par la suie. Malgré la taille et l’aisance de la maison, les tatamis et les ouvertures en forme de cloche, on y ressent toujours la simplicité et la solidité de la campagne.

Peu après la demeure, une photographe à genoux sur un étroit tapis essayait de prendre en photo des amaryllis dans un sous-bois. Des papillons de plusieurs espèces venaient les butiner une à une. Un ruisseau coulait en contrebas et des pierres étaient disposées dans son lit afin que le regard ne s’ennuie jamais. Le cours d’eau avait creusé une troisième vallée et devait alimenter les étangs à l’entrée.
La lumière était douce sous les arbres. Pour la première fois dans cette sorte de forêt miniature, parmi les fougères et autres plantes sylvestres, les amaryllis semblaient avoir trouvé leur place, et moi la paix, d’une certaine manière.

  1. Voir l’article Amaryllis du Japon
  2. Jardin de style japonais traditionnel situé dans l’arrondissement de Naka, à Yokohama, conçu et réalisé par le négociant en soie Tomitaro Hara (1868–1939).
  3. Le Japonisme – Le jardin japonais de Monet à Giverny : voir le lien.
  4. Rinshunkaku, construites dans la préfecture de Wakayama, au sud d’Osaka, en 1649 comme villa résidentielle pour la branche Kii du clan Tokugawa (dynastie de shoguns qui dirigèrent le Japon de 1603 à 1867). Voir le lien, Sankeien garden.
  5. Mukul Dey’s letter from Sankeien, lien.
  6. Choshukaku : ce bâtiment aurait été construit dans les locaux du château de Nijojo à Kyoto en 1623 par Tokugawa Iemitsu (troisième shogun du shogunat Tokugawa). Son déménagement à Sankeien en 1922 marque l’achèvement du jardin. Voir le lien, Sankeien garden.
  7. Thé vert Matcha
  8. Memories of old Honmoku, The Japan Times, 19 Mai 1999

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