Hiroshima (1)

« À l’instant où j’ai instinctivement baissé la tête, un étrange éclair de lumière a englouti tout mon corps. » Commentaire d’un artiste.

Excepté ce champignon dont nous saurions d’instinct qu’il ne faut pas le toucher si nous le rencontrions dans une forêt inconnue, je ne possédais aucune image d’Hiroshima. D’elle, de la ville, je ne détenais qu’une vue du ciel finalement, prise par un bombardier dont la mission avait été de filmer et photographier.

Si je les avais aperçues, les photos des destructions s’étaient mélangées avec les autres, bien qu’elles se révélaient beaucoup plus rases en raison des habitations en bois et en papier de loin majoritaires à l’époque. Seuls quelques bâtiments en béton avaient eu le temps de s’implanter ça et là entre l’ère Meiji et la guerre (1).
Le dôme en ruine est certainement venu beaucoup plus tard, quoique ma mémoire n’en ait gardé aucune trace et qu’elle ne saurait situer les circonstances dans le temps (2). Ma meilleure supposition demeurait les cours de terminale au lycée parce qu’ensuite les élèves ingurgitaient des années de guerre froide, ceci expliquant cela. En première, je me rappelais la vie des poilus dans les tranchées grâce à un sujet de dissertation qui les avait préférés aux démonstrations habituelles : « Vous montrerez que la première guerre mondiale est une guerre totale ». Le ministère se refuserait naturellement à faire avaler deux guerres dans le programme d’une seule année scolaire.
Des photos du dôme prises par des amies en voyage avant la pandémie ont dû ranimer mes souvenirs. Si elles ont déposé une seconde couche quelque part sur les parois de mon cerveau, je l’ai oublié à nouveau.
Je me suis davantage souvenue de ce rideau de pluie froid et gris qui les avait empêchées de visiter la ville en dehors des lieux s’appliquant à la mémoire du 6 août 1945.

Je conservais des petites choses sans qu’aucune d’elles ne serve à se représenter Hiroshima. Alors que j’écrivais un article sur eux à Tokyo, j’avais appris que les ginkgos exposés à des quantités massives de radiation avaient survécu et continuaient à fleurir à chaque printemps (3). Aussi, j’avais retenu le titre de Duras (4). Je pensais que cette étrange association tentait à sa manière de rompre la malédiction. Pourtant, je n’ai pas eu envie de lire son livre.

L. s’y rendait souvent pour son travail. Je me surprenais à réaliser qu’il s’y trouvaient des universités, des entreprises, des hôtels. Ainsi, il existait une vie en dehors de l’événement.

De même, à Tokyo, j’ai rencontré une japonaise originaire de cette ville. Je n’osais pas lui poser de questions, même les plus anodines, comme on le fait parfois quand on commence à se connaître. Je craignais qu’elles ne nous ramènent tôt ou tard à l’histoire de sa famille. Il est évident que je croyais épargner mon amie. Pour une fois, nul doute aussi que j’ai préféré la distance des professeurs, des livres et des musées, plutôt que l’histoire dressée en chair et en os devant moi.
Un jour, au bord de la plage à Hayama (5), nous parlions des magasins et des restaurants ouverts le samedi et le dimanche. Les promeneurs flânaient doucement dans les rues et le cafard n’écornait plus la fin des week-ends. Je ne sais si la suite en constituait l’exacte corollaire, les Japonais consacraient beaucoup de temps à leur travail. Les rares périodes de congés rendaient factuel à mes yeux ce constat souvent empreint de clichés.
La guerre s’avérait la cause, selon mon amie (je reste cependant certaine que les magasins ouvraient déjà les dimanches avant elle). Le Japon l’avait perdue. Il avait fallu reconstruire le pays, vivre de grandes misères et travailler dur, en espérant revenir parmi les premiers.

Avec L., elle avait discuté des spécialités culinaires d’Hiroshima : l’okonomiyaki (6), les huîtres frites, des adresses où l’on savait les cuisiner. L., lui, ramenait des pâtisseries de ses voyages, en forme de feuille d’érable fourrée à la pâte de haricots rouges (7) et m’envoyait des photos du Fuji dès qu’il le pouvait (8).

Ceux qui revenaient d’un séjour à Hiroshima passaient vite sur le sujet, avec un mot comme « poignant » ou un synonyme, conscients que leur préférence linguistique demeurerait toujours loin en-deçà de la réalité. Même additionnés dans un inventaire (« émouvant », « tragique », « horrible », etc.), l’intensité de la somme obtenue ne permettait pas de se rapprocher des faits, bien au contraire. Au fond, l’aveu d’impuissance qu’ils obtenaient recommandait de n’en choisir qu’un.
Ils évoquaient ensuite le torii rouge dans la mer Intérieure, non loin d’un sanctuaire flottant sur l’île de Miyajima (9). D’après certains, il offrait l’un des plus beaux paysages du Japon.
Une Française avait raconté la possibilité de prendre un bateau depuis le centre, descendre la rivière et atteindre l’île qui se trouvait non loin dans la baie. Au cours de ces discussions qui avaient pris un air touristique, pas le moindre petit croquis ne réussissait à se former dans mon esprit : ni le quartier de l’embarcadère, ni le bateau, ni le passage de la ville à la mer. J’imaginais une embarcation en origami voguer sur la rivière d’une carte topographique et buter contre un torii les pieds dans l’eau (10).
D’un côté je voyais nettement le champignon vénéneux, de l’autre, je devinais le soleil, une mer bleu turquoise, une île avec des montagnes vertes entrecroisées dont les sommets s’élevaient crescendo vers le ciel, mais aucun enchaînement ne permettait de les rassembler.

Au moment de préparer mon voyage, j’ai mesuré combien Hiroshima se situait loin de Yokohama, dans ce Japon que l’on se figurait souvent très petit : quatre heures de shinkansen presque à l’horizontal si l’on voulait s’épargner l’avion. Plus éloignée qu’un Paris – Marseille.

Pourtant, quand je suis montée dans l’avion, je ne possédais aucune image d’Hiroshima. La page demeurait blanche ou grise et rien ne parvenait à s’y imprimer, à part son nom, Hiroshima, portant à lui seul les visions emmêlées de la bombe que le passé avait portées jusqu’à moi.

Notes :

  1. L’ère Meiji est la période historique du Japon entre 1868 et 1912. Cette période symbolise la fin de la politique d’isolement volontaire appelée sakoku et le début d’une politique de modernisation du Japon.
  2. Le dôme de Genbaku, ou le mémorial de la paix d’Hiroshima ou encore le dôme de la Bombe atomique, était à l’origine le Palais d’exposition industrielle de la préfecture d’Hiroshima.
  3.  Voir l’article L’avenue des Ginkgo
  4. Hiroshima mon amour est un film franco-japonais d’Alain Resnais sorti en 1959. Le scénario est signé de la romancière Marguerite Duras.
  5. Voir l’article Coquillages et crustacés
  6. Les spécialités culinaires d’Hiroshima : lien
  7. Le momiji manjû est une des spécialités de l’île de Miyajima, près de Hiroshima. Il s’agit d’une pâtisserie traditionnelle en forme de feuille d’érable, fourrée à la pâte de haricots rouges azuki.
  8. Voir l’article Mardi j’ai pris l’avion
  9. Le torii ⛩️ « flottant » du sanctuaire Itsukushima bâti dans le sable, est classé au patrimoine mondial de l’Unesco.
  10. Origami : art du pliage du papier et par extension, objet en papier plié, réalisé selon les règles de l’art japonais.

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